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j’ai rendu hommage, devant eux, à tant de braves et douces femmes qui méritent la confiance des absens, je ne m’abuse pas sur les tristes effets d’une longue guerre. Et le devoir des femmes m’apparait si clair et si net, que je voudrais les convaincre, elles aussi, de cette responsabilité qu’elles portent et de la laideur de certaines faiblesses qui, peut-être excusables, en d’autres temps, sont aujourd’hui criminelles.


Mai 1916.

Une musique très vague semble naître dans le silence. Je m’éveille. Un fil de jour bleu glisse entre les rideaux. Aucun bruit dans la maison. Aucun bruit dans la petite rue.

Ai-je rêvé ? La musique errante au lointain de l’aube dessine une ligne mélodique qui se précise en se rapprochant. Une faible sonorité cuivrée a frémi, comme une onde mourante dans la fraîcheur fluide du ciel. Puis les notes d’un chœur s’élèvent, rythmées au pas d’une troupe en marche.

J’entr’ouvre les persiennes sur le balconnet. La rue est presque déserte, baignée d’air mauve, et toutes les choses, humides encore de la nuit, semblent neuves et ravivées. En face de moi, sur la terrasse d’une maison, trois matelots anglais sont assis, jambes nues et pendantes. En bas, deux soldats grecs forment un groupe avec des pêcheurs aux larges culottes noires, qui portent à la main une petite ancre de fer et sur l’épaule deux longues rames.

Ils écoutent. Ils attendent. Le quai, au bout de la rue, est vide, et sur l’eau d’un bleu céleste, que nul vent ne ride, où quelques reflets de bateaux noirs et rouges ne frissonnent même pas, les vaisseaux de guerre semblent dormir. Ce qu’on entend, ce n’est point la sonnerie qui salue, chaque matin, les « couleurs ; » ce n’est pas la fanfare écossaise, sauvage et trépidante ; ce n’est pas l’allègre chanson des clairons français…

Elle se rapproche, pourtant, cette musique ! Je l’entends venir, et les matelots anglais, les soldats, les pêcheurs grecs, sont aux aguets, comme moi. Avec elle, la lumière semble venir aussi, car, de seconde en seconde, le ciel est plus clair, et les minarets de la colline, à droite, au bout de la rue qui monte, se colorent d’un rose de jacinthe rose.

Maintenant que la musique est tout près, voilà qu’elle