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Ne contristons pas les « pépères ! » J’irai où l’on voudra.

…Je n’ai pas fait un long voyage. Un quart d’heure d’automobile, dans la claire et douce nuit, sous la lune un peu voilée. Des terrains vagues, des baraquemens, des tentes, un écran de cinéma qui fait un carré lumineux, une foule bleuâtre, indistincte, d’hommes groupés assis sur des bancs ou à même le sol. Le commandant m’accueille, me remercie et m’invite à monter sur un banc, parce qu’il n’y a pas d’estrade et pas de table. Je monte sur le banc. J’ai peur de tomber et peur de parler. Tous ces soldats perdus dans l’ombre m’intimident plus que ne m’a jamais intimidée un public parisien. Je ne suis pas libre comme je l’étais, dans l’après-midi, avec les enfans des écoles… Qu’est-ce que je vais leur dire, à ces « pépères ? » Ils doivent avoir horreur des phrases, du faux lyrisme, des rengaines, des sentimentalités creuses dont on a, trop souvent, saturé les soldats… Ma foi ! au petit bonheur ! Je ne chercherai pas longtemps un sujet à traiter. À ces vétérans de l’exil, qui ont fait la campagne des Dardanelles et la campagne de Serbie, qui attendent à Salonique, depuis plusieurs mois, la reprise des opérations militaires et n’ont jamais bénéficié d’aucune permission, je raconterai tout bonnement « comment l’on vit en France, » comment la guerre a modifié plusieurs fois, en sens divers, l’existence des familles, des femmes, des vieux parens. Je raconterai Paris aux Parisiens, et le village aux paysans ; je leur dirai ces anecdotes, prises dans la vérité quotidienne, qui illustrent un récit comme des images en couleurs et restent dans le souvenir : la femme que j’ai vue, un matin d’automne, en Languedoc, debout au milieu d’un champ labouré, guidant la charrue et tenant l’aiguillon comme un sceptre ; celles qui portent crânement le petit bonnet de police des contrôleuses, dans les tramways ou dans le Métropolitain ; la « commise, » l’ouvrière en munitions, l’institutrice de vingt ans qui remplace l’instituteur et mène une classe de quarante gamins ; les infirmières, les « volontaires » des cuisines populaires, des refuges, des ouvroirs, enfin, la plus modeste, et la plus effacée, mais non pas la moins méritante : la jeune mère qui garde le foyer et veille sur les berceaux, celle qui n’a pour œuvre de guerre que de maintenir ce qu’elle créa au temps de paix, mais qui lutte contre les difficultés accrues, contre la tristesse de la solitude, contre les déprimans conseils de l’ennui ; la femme