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le dire, n’ayant pas le sens topographique très aiguisé. Je me rappelle les lignes et les couleurs des paysages, les plus petits incidens de la journée et tous les détails de la conversation, mais il me serait impossible de reconstituer l’itinéraire, je l’avoue avec une humble confusion. Je sais seulement que nous traversâmes des campemens, des espaces de terrain absolument désolés, où s’élevaient les baraques et les tentes d’une escadrille, où des avions au repos étendaient leurs ailes peintes de cocardes, comme des insectes géans, endormis par la chaleur, sur la brousse. Ailleurs, il y avait des parcs d’artillerie avec des canons tachetés de couleurs bizarres, couleur de terre, couleur d’herbe, couleur de boue et de marais, et des masses de caisses posées les unes sur les autres, et des quantités inouïes de sacs pleins de sable, qui semblaient les moellons apparens d’un mur. Tout ce qui compose le « ménage » d’une armée s’étalait ainsi, donnant une double impression de puissance et d’ordre, d’abondance prodigieuse et de soin méticuleux dans le détail, parce qu’il y a beaucoup de choses, dont beaucoup sont des choses énormes, redoutables, et que toutes sont arrangées d’une façon méthodique, comme nous avons coutume d’arranger les choses usuelles, petites, innocentes, comme des enfans très ordonnés arrangent leurs jouets quand ils ont fini de s’en servir. C’est peut-être une sensation de femme, qui fera sourire les gens du métier, mais, vraiment, les avions, les canons, les voitures, les caisses, les tentes, et les milliers de sacs de terre, cela ressemble à des jouets que des enfans de Titans auraient placés, bien en ordre, sur la plaine.

Parfois, on ne voit plus rien ni personne, excepté la mousse qui verdoie à l’infini et la route qui poudroie au soleil. On ne sait plus si des armées sont voisines et s’il y a la guerre, à quelques kilomètres de là… Mais avec un peu d’attention, je reconnais le dessin des tranchées qu’on me montre, tranchées désertes qui n’ont jamais servi et ne serviront jamais, on peut le croire, puisqu’elles tracent la ceinture de protection autour du camp de Salonique dont nos ennemis sont bien éloignés. Les fils de fer barbelés, noués à mailles serrées, étendent leurs immenses réseaux, d’une largeur extraordinaire, sur les fonds de la vallée et les pentes des collines, et simulent des champs très lointains de lavande, d’un doux bleu mauve ou d’un gris cendré. Des abris pour les canons lourds se dissimulent sous des