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prison d’Orient. Les détenus, massés derrière la grille, regardaient passer les bonnes gens en promenade, et recevaient même la visite de leurs parens qui causaient avec eux et leur glissaient du pain et des fruits, à travers les barreaux. Prisonniers et réfugiés, les plus dénués de tout bien parmi la population de Salonique, voisinaient ainsi, malgré les gardes peu féroces, et goûtaient le bienfait suprême qu’est la tiède fin d’un jour de mai. « Hora Kali !  » Il y a la guerre qui dévaste le monde ; il y a un inexprimable déchaînement d’horreurs, d’imbécillité, de souffrance et de haine… Et ceux qui sont là ont tout perdu ! Mais les grenadiers rougissent, les rosiers ploient sous les fleurs, les cigognes claquent du bec, joyeusement, sur le minaret ; les filles sont désirables malgré leur misère, et puisque aujourd’hui est si clément, à quoi bon penser a demain ? L’heure est belle… Hora Kali !

Et les minutes coulaient, et déjà le soleil plus oblique prenait ces reflets d’or qui animent le bistre des vieux murs et les couleurs des façades peintes. Un silence quasi crépusculaire baignait de douceur les rues montantes, au pavage chaotique, les maisons d’aspect vétusté et pauvre, badigeonnées en bleu de lessive ou en lilas rosé. Les magasins, plus rares, se faisaient plus humbles : c’étaient des boutiques d’artisans ou de petits commerçans, auberges ou cafés, installant sous les platanes des carrefours leurs tables basses qui supportent de lourdes carafes embuées, les verres de mastic, les assiettes minuscules remplies d’oignons et de pimens en tranches, et le pot de basilic embaumé. C’étaient les kakals, qui vendent les poissons séchés et les olives noires, les fromages durs et les poivrons écarlates, et ces melons d’eau jetés à même le sol, par douzaines, comme des cruches vernissées de vert glauque et de jaune vif. Au loin, nasille un phonographe. Des enfans jouent. Un chat, tout en pattes, oreilles et queue, rampe sous une palissade, fuyant un chien fauve aux yeux sanglans, aux crocs de loup. Au seuil des maisons, des Juives grasses, vêtues de soies brodées et de, boléros bordés de fourrure, la gorge moulée en double coupe dans la guimpe de dentelle, avancent leurs têtes curieuses, coiffées de la toque ronde et du foulard vert. Parfois, nous rencontrons des figures bibliques, belles de cette beauté orientale particulière à la vieillesse, que Rembrandt a su découvrir dans les ténèbres du ghetto, et qu’il a touchée d’un