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en marche, suivi de ses officiers, pour s’en aller à l’endroit où il attendra que toutes les compagnies défilent en revue devant lui, — devant ce délégué de notre gloire nationale.


Ce même soir, veille de la grande offensive italienne, le « meilleur des compagnons » de M. d’Annunzio, son « pilote des jours de tempête et des plus ardus vols » vient frapper à la fenêtre de la chambre basse où s’est logé le poète. « Qui sait s’il ne vient pas m’offrir la fin héroïque ? Mais en tout cas je lui dis, cette fois comme toujours : Bienvenu est ton nom ! » Il va l’emmener pour une dernière exploration de Goritz et des retranchemens ennemis. Et à peine M. d’Annunzio s’est-il de nouveau senti emporté passionnément dans l’espace, que, de nouveau, il devient un autre homme « tout fait d’air et d’âme, » et « vivant une vie d’une perfection absolue. » Son compagnon lui parle : mais il ne l’entend pas, ni ne cherche à l’entendre.


Au moment où nous passons sur Goritz, le pilote abandonne un instant son levier, et étend les bras vers ce pays qui demain sera nôtre, comme vers une belle dame, avec une subite fantaisie juvénile. Sur le vert et le brun du sol, les courbes des chemins sont comme des rubans servant à lier la terre. Les dents de l’Alpe mâchent l’or du couchant, le ruminent, l’effilochent. Nous sommes au-dessus de la grande plaine. Udine fait une tache blanche dans l’air violacé. Le soleil disparaît parmi la bande des nuages, semblables à des épées qui le décapitent. Et bientôt nous voici à 2 800 mètres du niveau de la mer, montant toujours d’un vol à la fois balancé et téméraire. La proue, désormais, donne du bec dans l’ombre. Le monde entier s’est mis à tourner autour de mon rêve. La plaine immense se soulève pour devenir le ciel ; le soleil me passe par-dessus la tête comme s’il s’en retournait à son midi ; les montagnes dansent une gigue frénétique ; les cités et les bourgs sont projetés dans l’espace comme des pierres que lancerait sans trêve une fronde de Titan. Et voici que le soleil tournoie, enveloppé de ses bandes d’or ! Un discobole divin se prépare à le lancer vers la destinée de demain.


Le pilote, après de nouveaux appels sans effet, tire enfin le poète de son rêve en lui touchant le genou. C’est, ce pilote, un superbe et charmant jeune héros de vingt-sept ans, mais hanté d’un remords dont il ne petit s’affranchir. Un jour, ayant appris qu’une amie passerait par la gare centrale de Vérone avec un convoi de grands blessés dont elle était l’une des infirmières, il a couru à Vérone, et n’a point cessé de tenir dans ses bras l’amie adorée, jusqu’à la minute où le lugubre train s’est remis en marche. Mais voici qu’alors un regard fortuit lui a révélé le contenu de chacun des compartimens du train, toute cette « chair douloureuse » qui saignait et gémissait pendant