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sont si vieilles qu’elles découvrent leurs trous, de telle sorte qu’on voit le soleil à travers.


Les hommes de la brigade, des Siciliens bronzés et noueux, viennent se ranger sur les deux côtés, baïonnette au fusil ; et puis c’est l’arrivée du duc d’Aoste, « avec son aspect toujours grave et un peu distant, mais tout simple et tranquille. » Et la messe commence, célébrée par un prêtre « solide et barbu comme un sapeur. » Sur l’ordre d’un chef, tous les soldats s’agenouillent, s’appuyant sur leurs fusils. « De la même façon que, dans les cathédrales, la prière est soutenue par les flèches et l’ogive élancée des arcs, de même ici, aujourd’hui, elle m’apparaît fichée aux pointes des baïonnettes, — une prière toute hérissée, comme aussi tout aiguë. » Et M. d’Annunzio nous décrit les visages de ces hommes agenouillés, dont quelques-uns lui semblent déjà « irrémédiablement touchés de la mort, marqués déjà pour l’hécatombe prochaine par l’Ouvrière qui ne se lasse pas. » Au loin, les canons des deux armées ennemies entremêlent leurs voix. Un aéroplane autrichien se montre, tout d’un coup, au plus haut de l’azur : mais dès la minute suivante, tous les yeux se sont de nouveau baissés, pour contempler avec respect l’imposante figure du prédicateur, « qui parle de courage à ce courage vivant qui l’écoute, armé et taciturne. » Et le poète, qui sait que demain, à midi, s’ouvrira la plus terrible offensive qui jamais encore ait été commandée à ces pieux héros, se rappelle involontairement les mots prodigieux inscrits sur la chaire, vénérable entre toutes, de la basilique de Grado : voyez vous-mêmes les exécuteurs (facitores) de la Parole, au lieu d’en être, simplement, les auditeurs !


Le moine barnabite a cessé de parler. Le sacrifice de la messe est repris par l’officiant, dont je vois les semelles toutes plantées de gros clous, chaque fois qu’il s’agenouille devant l’autel. Les soldats, eux, sont à genoux de nouveau, la tête penchée sous l’étincelante forêt des baïonnettes. On entend dans les arbres jaunes un croassement confus de corneilles. Le duc se tient immobile, pensif, avec cette pâleur à la fois mâle et triste qui semble remonter, chez lui, des profondeurs séculaires d’une race de guerriers et de saints. Le vin vermeil resplendit dans le calice sur la table de l’autel, et l’un de ses reflets vient frapper l’épaule droite d’Emmanuel-Philibert, revêtant d’un signe lumineux l’ample manteau militaire fait d’un drap grossier.

Le croassement assourdi des corneilles au faite des arbres d’or accompagne la fin de cette messe de sang. Ite, missa est ! Le divin sacrifice est terminé. Les soldats se dressent debout, en conservant à leurs genoux un peu de terre amollie. Ils présentent les armes, pendant que le duc se met