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par l’artillerie. On s’est battu partout. Aucun abri naturel sur ce sol plat, sans arbres, où un chat même ne se glisserait pas sans être aperçu. Et, pour comble, le piège des marécages, presque partout tendu. La température n’est pas assez basse pour les rendre praticables et la glace légère, formée le matin à leur surface, n’est qu’un traquenard de plus. Il est vrai que le danger est pire encore pour les Allemands, moins familiarisés que nous avec ces traîtrises du sol… Voici des tranchées, creusées à la hâte, partout où la poursuite de l’ennemi a permis à nos troupes de s’accrocher… On n’a pas eu le temps de relever les morts. L’un d’eux, assis dans la tranchée, les yeux grands ouverts, l’air égaré, a son fusil posé à côté de lui. On dirait qu’il me regarde et veut me dire quelque chose qui ne vient pas… Un autre, tombé, est mort en faisant le signe de la croix. Il a encore le bras levé, le coude en angle aigu et les trois doigts de la main droite rapprochés et à mi-chemin du front. Un troisième, avant de mourir, a jeté une lettre à côté de lui Dernier geste de confiance, et combien touchant ! La lettre était ouverte, nous n’avons pu résister au désir de la lire, pieusement, comme la dernière pensée de l’un des nôtres.


« Ma chère femme,

« Quand tu recevras cette lettre, je serai mort, tué par la main cruelle des Allemands. Je t’aime beaucoup, et je m’inquiète beaucoup pour toi. Je t’en supplie, ne te chagrine pas trop de ma mort, parce que, si tu mourais aussi, nos pauvres petits resteraient orphelins. J’avais espéré revenir, mais Dieu en a décidé autrement. Ne quitte pas la maison, veille sur les champs et sur notre part de forêt. J’embrasse les enfans et je te bénis au nom de Dieu.


« TATIENNKA (le petit père). »


L’adresse était mise et nous avons jeté la lettre à la première poste, afin d’accomplir le vœu du mourant.

L’une après l’autre nous vidons toutes les poches, nous ramassons l’argent, les papiers écrits et nous remettons le tout au commandant de l’ambulance. Ce devoir rempli, les sanitaires viennent enterrer les morts, une centaine, pour lesquels on a creusé une fosse près d’une église en ruines dont je ne sais plus le nom,