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l’iode, et je l’appliquai sur mes blessures. Enfin, nous fûmes conduits à l’hôpital d’Ostrakno où je demeurai quatre jours encore. Manquant de matériel de pansement et réservant tout ce qu’ils avaient pour les leurs, les Allemands nous traitaient à la morphine. Aussi, presque tous les soldats ou officiers venus d’Allemagne sont aujourd’hui morphinomanes.

« Même à l’hôpital, et dans les premiers mois de la guerre, la nourriture était insuffisante. Plus tard, et surtout dans les camps, elle devint infecte. Les hommes mouraient littéralement de faim. Tout ce qu’on a pu ou qu’on pourra vous dire à ce sujet est au-dessous de la vérité. Mais, de tous les prisonniers, les plus à plaindre étaient les pauvres moujiks russes, ceux dont la femme ne sait, le plus souvent, ni lire ni écrire et dont les villages sont disséminés dans les immenses steppes de l’Est ! Jamais une lettre, jamais un paquet à leur adresse. Leur maigre portion dévorée, la faim continuait à leur torturer les entrailles. Ils se ruaient sur les débris les plus répugnans. Et que n’ont pas fait les Allemands pour leur enlever la confiance dans le succès de leur patrie ?… Quels que soient sa résignation, son pardon des offenses, sa foi naïve, le paysan russe se souviendra longtemps des geôles allemandes pour les maudire… Est-ce qu’un Dante ne surgira pas parmi nous, pour décrire et stigmatiser les supplices de cet autre Enfer ?…

M. Henry Sienkiewicz se tut, la gorge serrée par l’émotion. La baie vitrée, grande ouverte, encadrait le splendide paysage criméen. Comment accorder un regard à ces spectacles de joie tandis que, là-bas, des hommes, nos amis ou nos frères, lèvent vers le ciel des visages que l’œil même des mères ne reconnaîtrait plus ?…

— J’ai vécu quatre semaines parmi les fous, reprend M. Henry Sienkiewicz, et je les ai enviés de vivre, à notre époque de cauchemar, dans un monde créé par leurs rêves. Cependant, la promiscuité de ces démons fut pour mes nerfs une terrible épreuve. Ayant refusé d’enlever mes épaulettes, — il n’y a pas d’avanies, de blessures d’amour-propre qui ne soient infligées à nos officiers prisonniers ! — je fus envoyé dans un camp de soldats. Les punitions corporelles y sévissaient avec une inflexible rigueur, causant de nouveaux et parfois irréparables ravages dans les organismes affaiblis.

« De transbordement en transbordement, je finis par être