Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/442

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Nous l’attendions depuis plusieurs jours, mais il n’est arrivé qu’aujourd’hui et il se repose, me répond le docteur à qui je demande des nouvelles du blessé dont on m’a promis l’interview.

Je profite de ce répit pour admirer le confortable tout battant neuf du Sanatorium de Sa Majesté Alexandra Feodorovna ; pour descendre jusqu’à la plage, toute proche ; pour faire une courte promenade dans le parc de Massandra dont la grille s’ouvre, à côté ; et même pour accepter de partager le déjeuner improvisé, offert au colonel de Wiltchkowsky, sous la conduite de qui je visitai, il y a quelques mois, les hôpitaux de Tsarskoié-Sélo, et qui est ici en tournée d’inspection…

Comme nous terminons, on vient m’annoncer que notre malade est disposé à me recevoir. M. Henry Sienkiewicz, neveu de l’illustre auteur de Quo Vadis ? est un jeune officier aux yeux noirs, aux cheveux couleur de châtaigne mûre. Sa longue et douloureuse captivité a laissé sur sa lèvre, qu’une petite moustache ombrage, un sourire triste et comme épuisé.

— Je suis rentré d’Allemagne, me dit-il, après une terrible captivité de quatorze mois ! Blessé de deux balles à la jambe, sous le fort de Touraou, et contusionné à la tête, j’ai été laissé pour mort sur le champ de bataille. Combien d’heures a duré mon évanouissement ? je l’ignore. J’en ai été tiré par une vive douleur au bras. C’était un coup de baïonnette. J’ouvris les yeux et je vis avec horreur des soldats allemands occupés à larder ainsi tous les Russes pour s’assurer qu’il n’y avait pas de blessés oubliés parmi les morts ! Je compris le tragique de ma situation et je souhaitai de mourir. Des brancardiers me relevèrent. Je crus qu’on m’emportait à l’ambulance ; mais on me jeta dans une écurie parmi d’autres blessés. Nous demeurâmes quatre jours dans ce lieu infect, sans soins, sans pansemens, sans nourriture, dévorés de soif et de fièvre, n’ayant avec nous qu’un malheureux infirmier russe impuissant à nous secourir. Plusieurs de mes compagnons moururent de la gangrène dans cette sinistre écurie de Touraou. On ne prit pas la peine d’enlever leurs cadavres. L’air, déjà vicié, devint irrespirable, l’écurie n’étant aérée que par des trous. Nous suffoquions. La nuit passée en compagnie de ces morts nous apportait d’indicibles angoisses… Mon « pansement individuel » heureusement conservé me sauva. J’avais de