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guerre, les facultés se décuplent ; les sensations aussi. Tout ce qu’il y a en nous de meilleur : activité, décision, fermeté, maîtrise des autres et de soi, se développe et entre en jeu. L’égoïsme s’abolit, la mort devient indifférente ou méprisable : le but seul compte. Chacun se sent partie intégrante, — et fortement intégrante ! — d’un tout dont il doit et veut assurer le succès. Ainsi, chacune de ses pensées, chacun de ses actes prend une importance capitale par laquelle sa personnalité s’affirme et s’accroît. La guerre est à la fois le triomphe de l’individu et de la collectivité, de l’obéissance et de l’initiative, toutes choses qui, dans la vie ordinaire, semblent opposées ou du moins incompatibles…

— Et, dit un jeune lieutenant, il y a aussi quelquefois des choses amusantes…

On se récrie :

— Oh ! si V… commence !…

Mais j’insiste :

— Je vous en prie, racontez.

— Rien qu’un petit fait parmi tant d’autres, s’excuse le lieutenant. Une nuit, nous avions fait prisonniers des officiers et des soldats. J’étais de garde. A l’aube, mes hommes remarquent un soldat qui sort des tranchées allemandes et rampe vers eux. Arrivé à moitié chemin, il agite un mouchoir blanc. De l’autre main, il tenait une gamelle fumante. « Que diable est-ce là ? se disent les soldats. Faut-il tirer ou non ? — Comment tirer contre un homme qui n’a pas de fusil et qui agite un mouchoir blanc ? » L’homme s’approche et crie : « Café ! café !… » On n’y comprend rien. Alors on vient m’avertir. Je sais l’allemand ; j’interroge le soldat. Son officier avait été fait prisonnier la veille. Il avait attendu le matin, puis, pensant que les prisonniers n’étaient pas loin, il avait eu l’idée de porter du café à son lieutenant !… Je l’ai fait accompagner jusqu’à l’endroit où étaient cantonnés les prisonniers, et il paraît qu’il n’a été qu’à moitié surpris lorsqu’on l’a invité à y demeurer avec son officier.

J’avoue que j’avais d’abord été touché de cet étrange témoignage d’attachement, puis j’ai pensé que le café n’avait été qu’un prétexte à passer de l’autre côté… et j’ai réservé mon admiration !

— Si jeune et déjà si sceptique !… s’exclame un des blessés en souriant.