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Damas où demeurent des émirs qui, avec Antioche, Édesse et Tripoli voisineront plus qu’ils ne guerroieront. Et puis Sarrasins, Turcs et Arabes sont enchevêtrés avec les populations syriennes, l’intérêt journalier a lié les gens les uns aux autres, et l’on admettrait mal, — même parmi les Grecs, — que fût chassé tel médecin arabe qui dispense la santé et pas plus tel ingénieux mercanti turc, intermédiaire commode avec la Perse et l’Inde. Ce serait utopie que de vouloir faire entre ces races une discrimination.

Il faut donc qu’en attendant de s’y mêler, les Chrétiens d’Occident acceptent ces étranges sujets. À ces élémens s’en ajoute un autre qui achève de donner à cette population le caractère le plus propre, — semble-t-il, — à étonner le guerrier venu des Gaules. Ce sont les marchands italiens. Génois, Pisans, Vénitiens, ont vu dans la Croisade une magnifique occasion : c’est pour eux que les Francs travaillent ; dans la trouée faite par les lances des compagnons de Godefroy et de Bohémond, ils n’ont pas été longs à engouffrer leurs ballots. Ils ont débarqué derrière la Croisade et, avant même qu’un Roi régnât à Jérusalem, de Beyrouth à Jaffa, fondé comptoirs et marchés. L’Etat s’organisait à peine que déjà ils entraient en relations étroites avec Syriens, Grecs, Juifs et Musulmans, par la pratique aussitôt établie de l’offre et de la demande. Et c’est sur ce peuple mêlé, descendans d’Ismaël et descendans d’Israël, Syriens chrétiens, Hellènes maîtres des trafics et Arabes maîtres des écoles, bergers bédouins et chasseurs du Liban, commerçans turcs et savans sarrasins, marchands d’Italie, tous gens qu’on pouvait croire indéchiffrables pour les nouveaux gouvernans, que vont régner les soldats francs, fervens chrétiens, rudes, féodaux, devenus ducs, princes et rois, chefs de la Syrie.

Mais voici où se peut étudier le mieux le phénomène d’endosmose qui, neuf fois sur dix, suit la conquête, et que, douze siècles avant, signalait déjà le poète latin, marquant d’un vers célèbre la « conquête du farouche Romain par la Grèce par lui conquise. » Et par-là aussi se va affirmer l’humanité de ces féodaux que la voix de Pierre l’Ermite avait jetés à la Croisade. Si entiers qu’ils fussent, ils étaient hommes : si parmi eux il se rencontrait des soldats au fanatisme étroit et au cerveau obtus, il se devait trouver des hommes à l’intelligence prompte et à