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quitte le champ de bataille, où il s’était évanoui sous une hécatombe de cadavres, et rejoint le camp. Là, il apprend le désastre, la fin de Lazare, l’outrage à sa dépouille suivi de la déroute irrémédiable. Les pesmés ne nous disent pas la métamorphose qui se fit instantanément dans son cœur foudroyé.


O vertu, le poignard est ton arme sacrée !


Il est d’André Chénier, ce vers superbe à propos de l’assassinat de Marat par Charlotte Corday. Un dard rouge de ce genre sillonna l’âme bouleversée de Miloch. Il n’eut plus qu’une pensée : venger son roi dans le sang du sultan sacrilège. Le féal chevalier se changea en un génie vengeur, sa tendresse se cuirassa d’une haine farouche, et l’ange de l’Amour devint Azraël, le démon du meurtre. Puisque, par une louable délicatesse, les gouzlars n’ont fait qu’effleurer cet événement, écoutons le récit qu’en fait un poète turc :


Déjà les lances brillantes comme le diamant ont été changées par le sang qu’elles ont versé en lances de la couleur de l’hyacinthe ; déjà les pointes des javelots s’étaient transformées en rubis étincelans, et le champ de bataille jonché de têtes et de turbans en un immense carré de tulipes. Tout à coup, un noble serbe, Milosch Obiélitch, s’ouvre un chemin à travers les morts et les combattans. En passant au milieu des gardes du Sultan, il s’écrie qu’il veut lui révéler un important secret. Mourad ordonne qu’on le laisse approcher. Alors le Serbe se prosterne, comme pour baiser les pieds du Sultan et lui enfonce un poignard dans le cœur. Les gardes se précipitent sur l’assassin, mais lui, doué d’une force et d’une agilité prodigieuse, en tue plusieurs et trois fois échappe à la foule des assistans. Enfin, n’ayant pu atteindre son cheval qu’il avait laissé au bord de la rivière, il succombe, vaincu par le nombre[1].


Comme un cortège noir de pleureuses antiques, comme les choéphores en deuil de la tragédie grecque, portant des torches funèbres, des vases de parfums et des couronnes d’asphodèles, les pesmés ont gémi sur la défaite de Kossovo et versé des torrens de larmes sur les héros illustres, tombés dans la journée néfaste. Voici d’abord la tsarine Militza, qui attend l’issue du combat sur le balcon de son palais. Deux corbeaux tournoient

  1. Poème de Séadeddin, ap. Boatulli. Cité par J. Reinach, dans la Serbie et le Monténégro.