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patriarche de Serbie, et aussi les douze évêques les plus puissans, fait communier l’armée et la range en bataille.

A peine le Knèze en avait-il pris le commandement que les Turcs se ruent sur Kossovo[1].


A prendre cette pesma à la lettre, il semblerait que Lazare ait préféré son salut personnel dans l’autre monde à la victoire de son peuple sur la terre. Mais telle ne peut avoir été la pensée du gouzlar. Elle serait contraire à l’esprit du peuple serbe, aux actes sans cesse renouvelés de son histoire, au souffle dominant de son inspiration poétique. Il est évident qu’ici le chanteur populaire n’a pas su ou pas voulu dire le dernier mot de son sentiment. Le dilemme qui se posait en réalité pour le roi des Serbes devant la sommation de Mourad était celui-ci : ou garder sa couronne avec une apparence de pouvoir sous la suzeraineté du Sultan, ou accepter le défi et tenter la lutte pour la liberté, à la vie à la mort. Si Lazare n’avait pas livré ce combat suprême, la Serbie recevait définitivement l’empreinte ottomane et risquait la conversion en masse à l’Islam, ce qui advint plus tard aux Bosniaques et aux Albanais. Alors on aurait pu dire de la capitale serbe ce qu’une pesma devait dire plus tard de la prise de Constantinople : « L’araignée s’établit comme gardienne dans le palais des empereurs et tire le rideau sur la porte ; la chouette fait retentir les voûtes royales de son chant lugubre. » Il fallait cette bataille pour resserrer l’union de tous les chefs sous leur roi, mais il fallait en outre que cette union fût consacrée par la foi religieuse de cette race. Voilà ce que signifie cette tente où tous les évêques viennent célébrer un service religieux à la veille du combat. « L’église d’écarlate et de soie » est l’église militaire de l’armée en marche. Le choix de Lazare devient ainsi le sceau de l’idéalisme apposé sur le front de son peuple. C’est le choix entre Mammon et Dieu, entre la servitude et l’honneur. Lazare sait que par ce combat, dût-il succomber avec son armée, il fixera la destinée spirituelle de sa nation. Et de fait, pour les temps futurs, la bataille de Kossovo devint le signe de ralliement de la pensée serbe, l’étendard indestructible de la révolte. Ce combat, où la nation prit conscience d’elle-même, ne cessera de crier à vingt générations :

  1. J’emprunte cette traduction et la plupart des suivantes à l’excellent recueil cité plus haut de M. Léo d’Orfer.