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C’est la ruine d’un ancien château fort. Là, plusieurs générations de haïdouks se défendirent, de siècle en siècle, contre les janissaires et leurs pachas. Plus loin, à l’encoignure d’un tournant, le fleuve a creusé une grotte profonde dans un rocher perpendiculaire. C’est là, selon la légende, que séjourna saint Sava, le monarque apôtre, qui convertit les Serbes au christianisme. Dans cette anse tranquille, le fleuve trouble et violent apaise un instant son courroux ; mais le soir, quand le soleil teint les rochers de pourpre violette, ses flots ont l’air de rouler des cuirasses d’acier et du sang rouge. — La grotte de Saint-Sava et le château des haïdouks ! D’un côté, la méditation intense qui invoque le Christ et fait descendre le ciel dans les cœurs ; de l’autre, la guerre à outrance contre l’oppresseur étranger, — c’est toute l’âme de la Serbie.

On comprend qu’un peuple immobilisé, par sa situation géographique, dans le cercle étroit de ses montagnes, condamné à une vie rude et solitaire, un peuple qui a conservé ses mœurs primitives jusqu’à nos jours, ait développé surtout les qualités viriles de la race slave. Elles se manifestent chez lui par trois vertus essentielles : le sentiment patriarcal de la famille ; l’héroïsme guerrier ; et par-dessus tout le culte de l’indépendance nationale. De si hautes vertus, affirmées pendant un millier d’années par ce peuple intrépide, suffiraient pour lui valoir les sympathies du monde entier. Mais il y a plus, — et nous touchons ici au cœur même de notre sujet, — la Serbie a donné à ces hauts sentimens, qui sont la moelle des nations fortes, une expression puissante dans sa poésie populaire anonyme. Cette expression est inégale et rude, mais singulièrement intense et originale. Les mœurs, la vie, les grands événemens de la nation serbe s’y peignent avec un réalisme énergique et un symbolisme naïf, mais souvent grandiose et toujours saisissant. C’est donc à la fois par sa valeur intrinsèque et par son action dans l’histoire que cette poésie mérite une place à part dans le folklore européen.

Pour nous en faire une idée, essayons de pénétrer, à la suite des voyageurs du dernier siècle, dans une de ces maisons construites en planches de sapin et en torchis, aux toits couverts d’aubier, de tilleul et de foin, qui s’abritent à l’ombre des forêts de la Schoumadia, au pied des Apres cimes du Roudnik.

Nous sommes au soir, en hiver. Une famille nombreuse,