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sentiment de la solidarité humaine qu’il possède à un si haut degré ? Le géant Sviatogor, qui rêvait de saisir d’une main l’anneau de la terre et de l’autre l’anneau du ciel, réussira-t-il à les joindre par une chaîne de diamant ? Quoi qu’il en soit, l’essor prométhéen du génie russe devant le plus formidable des problèmes montre l’étendue de ses facultés et l’énormité de sa tâche.

Si la Russie représente la forte souche et le tronc vigoureux de la grande race slave, la Pologne et la Serbie en sont les rameaux les plus importans. La Russie orthodoxe et la Pologne catholique s’opposent dans leur histoire comme deux sœurs rivales, qui se ressemblent malgré leurs contrastes et leurs dissensions perpétuelles. Elles s’attirent et se repoussent tour à tour avec la même violence. Terribles furent leurs haines et leurs combats. Elles s’influencent et se mêlent en se disputant l’empire et ne pouvant se passer l’une de l’autre. Voisine de l’Occident et plus affinée, la Pologne apparaît une Russie plus méridionale, composée des élémens les plus riches, mais d’un tempérament moins équilibré, aussi désordonnée qu’impétueuse et inégale dans son action. Passions et enthousiasme, vices et vertus, défauts et qualités, tout chez elle est poussé à l’extrême. L’individualisme aristocratique prédomine. Les nobles caractères et le génie abondent. Mais toutes les forces sont prodiguées, dispersées au hasard et aboutissent souvent au désastre. Aucune nation européenne n’a égalé l’héroïsme chevaleresque de la Pologne ; aucune n’a montré autant d’imprévoyance, de contradictions et d’inertie aux heures de crise. Au Moyen Age, le rôle de la Pologne fut, d’un côté, de mettre un terme à la poussée de l’Ordre teutonique ; de l’autre, d’arrêter l’invasion turque, ce qu’elle accomplit avec une fougue magnifique. Malheureusement, ses incurables dissensions intestines facilitèrent l’odieux partage, l’écartèlement de la nation en trois tronçons, crime politique dont l’instigateur fut Frédéric à de Prusse.

Ici éclate une de ces explosions de l’âme nationale, qui nous semblent des miracles parce que les puissances spirituelles y triomphent de l’écrasement matériel. Ce fut après la destruction de son indépendance nationale que l’âme polonaise produisit sa plus belle floraison. D’une part, ses héros exilés