Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus fière, la plus soutenue et en même temps la moins embarrassante, une sorte de familiarité qui vient de liberté, un découvert d’audace et de roi partout chez soi. »

Chose remarquable, si la folle expédition de Napoléon Ier sema pêle-mêle en Russie toutes les idées de l’Occident et les fermens multiples de la Révolution, ce sont les facultés féminines de l’âme russe, sa passion, son rêve et sa fantaisie qui remontent à la surface avec la poésie romantique des Pouchkine, des Lermontoff et de leurs émules. Mais c’est surtout dans le roman russe des Tourguénef, des Tolstoï et des Dostoïewski que cette féminité s’étale et s’épanouit dans une flore exubérante et bigarrée comme des steppes au printemps. Elle s’exprime sous la forme d’une intuition merveilleuse, d’une sympathie profonde pour tous les caractères possibles et pour toutes les classes de la société. Sans philosophie positive, mais grouillant de vie et débordant de pitié, le roman russe est à la fois anarchique et saturé de sympathie universelle. Il invente la religion de la souffrance humaine. Qui ne se souvient d’un mot célèbre du poignant roman de Dostoïewski : Crime et Châtiment ? C’est celui de Raskolnikof à la malheureuse Sonia. Celle-ci, pour sauver sa famille, a sacrifié son honneur ; mais la pauvre et stoïque prostituée a conservé dans son abjection volontaire une conscience aussi pure que celle d’une martyre chrétienne. Sa clairvoyance devine le crime caché de son compagnon d’infortune et l’oblige à un aveu public qui amènera son expiation. Alors Raskolnikof se met à genoux devant Sonia. Comme elle s’en étonne, il répond : « Ce n’est pas devant toi que je m’agenouille, c’est devant l’immensité de la souffrance humaine. » Il n’y a pas dans toute la littérature russe de mot plus caractéristique que celui-ci. Il résume l’âme russe moderne, il en révèle toute la profondeur féminine.

Il y a, dans le génie russe, tel qu’il s’est manifesté jusqu’à ce jour, une solution de continuité et comme un abîme entre son pôle masculin et son pôle féminin, entre ses instincts positifs et son idéal entrevu. Ceux-là sont violens et encore mal ordonnés, l’autre plane dans le ciel. En ses heures d’inspiration, l’âme russe ressemble parfois à l’aurore boréale qui vibre, au-dessus des champs de glace, en gerbes de lumière multicolore. Sera-t-il donné un jour à ce génie puissant d’harmoniser sa force d’action avec ses aspirations sublimes, par le