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cavalier, il fait trembler la terre sous ses pas. Quand il passe, les forêts ondulent comme des champs de blé et les fleuves sortent de leurs lits. Sa force est grande, son désir illimité. « S’il y avait un anneau au ciel et un anneau à la terre, dit Sviatogor en un jour d’exubérance, je prendrais celui-ci de la main droite, celui-là de la main gauche, et je rapprocherais pour les confondre la terre et le ciel. » Comme le Titan grec, le Prométhée russe est puni de son orgueil. A la fin de sa carrière glorieuse, les dieux le changent en rocher dans les montagnes saintes. Mais il a eu le temps de léguer son épée à son frère d’armes, Ilia de Mourom, et lui communique le dernier souffle de son âme à travers une fente de son tombeau. Or, Ilia de Mourom est un fils de paysan qui devient bogatyr, c’est-à-dire bon compagnon de lutte et le type du paladin slave, par sa fraternité d’armes avec Sviatogor. Il est extrêmement caractéristique que le premier héros slave est fils de paysan et non conquérant, mais défenseur de terre. Cela prouve que la nation russe, qui devint guerrière pour la défense du sol, place l’agriculture au-dessus de la guerre et ne fait pas de celle-ci son but principal et son moyen d’existence comme la race germanique.

Ce qui n’est pas moins frappant, c’est le rôle inférieur que joue la femme dans cette poésie primitive. Voici la légende bizarre, mais suggestive, qui présente la femme comme un être séduisant, mais dangereux, qu’il faut toujours dompter pour n’en pas être la victime. Dans ses équipées, Sviatogor porte avec lui sa femme dans un coffret de cristal qui s’ouvre avec une clef d’or. De temps à autre seulement, il laisse sortir cette sirène d’une beauté merveilleuse de sa prison transparente. Elle profite d’une de ces escapades et du sommeil du géant pour séduire Ilia de Mourom, en le menaçant de mort s’il n’obéit pas à sa fantaisie. Ilia informe loyalement Sviatogor de la trahison de sa femme, et celui-ci, au lieu de se venger sur son heureux rival, tue l’infidèle et fait d’Ilia son compagnon inséparable jusqu’à sa mort. — Ajoutons que le côté féminin de l’âme russe apparaît, dès ces temps reculés, dans les missionnaires, les saints et les saintes qui convertissent la Russie au christianisme. Elle éclate sous la forme d’un sentiment religieux et d’une abnégation qui vont jusqu’au fanatisme. Témoin ces moines de Kief qui, par esprit de sacrifice, se faisaient murer vivans dans leurs cellules et qui sont encore