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apprécier ici le mérite littéraire. Cette œuvre abondante et variée, un de nos grands critiques, Jules Lemaître, lui a consacré un volume où il la juge avec sa finesse coutumière[1], et je ne puis qu’y renvoyer ceux que la question intéressé.

Je me contenterai d’indiquer qu’il ne faut pas demander à Dancourt les grands tableaux, les traits profonds d’un Molière ou d’un Beaumarchais, ni même la fine psychologie des comédies de Marivaux. Il se rapprocherait davantage du comique plus gros d’un Regnard, mais en inclinant vers la farce et en choisissant ses modèles dans des milieux moins relevés. Il nous donne un croquis léger des ridicules du jour, des caprices du moment. C’est un curieux peintre de mœurs, et volontiers de mauvaises mœurs. Si l’on en veut prendre une idée, voici, dans le Chevalier à la mode, le portrait qu’un des personnages trace du héros même de la pièce, le chevalier de Ville-Fontaine : « C’est un caractère d’homme tout particulier. Il a, comme je vous l’ai dit, cinq à six commerces avec autant de belles ; il leur promet tour à tour de les épouser, suivant qu’il a plus ou moins d’affaires d’argent. L’une à soin de son équipage, l’autre lui fournit de quoi jouer ; une autre paie les meubles de son appartement ; et toutes ses maîtresses sont comme autant de fermes, qui lui font un gros revenu. »

Quelquefois, mais rarement, il s’attaque à la politique ; mais, tant que vécut le Grand roi, ce fut un métier périlleux. Dancourt s’en aperçut quand il voulut faire jouer au Théâtre-Français sa pièce intitulée le Carnaval de Venise. On la disait d’avance hardie, pleine de malice. « Tous les princes de l’Europe ligués contre la France » y étaient, disait-on, représentés en traits burlesques et piquans. Sur cette nouvelle, Louis XIV s’émut ; il fit faire une enquête par Pontchartrain, qui mit La Reynie en mouvement. Le lieutenant de police se fit donner le manuscrit, le révisa lui-même et le corrigea de telle sorte que, lorsque enfin elle fut représentée[2], ce fut un désappointement général. La satire audacieuse, retouchée par le policier, était d’une si grande innocence que l’ouvrage tomba tout à plat.

Quoi qu’il en soit, et malgré les mécomptes, le succès de

  1. Le théâtre de Dancourt.
  2. Le 29 décembre 1691. La pièce ne fut jouée que quatre fois. (Dictionnaire critique de Jal.)