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Sganarelle nous présentera « le pèlerin. » Et après avoir accumulé les épithètes, et entassé sur les qualificatifs les comparaisons avec un pourceau d’Épicure, avec Sardanapale, etc., il conclura : « Ce n’est là qu’une ébauche du personnage et, pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceau. » Preuve que pour Molière l’objet essentiel était de faire « un portrait qui ressemble. »

Le Festin de Pierre porte les traces de cette triple origine. Molière a eu beau simplifier le scénario que lui transmettaient ses devanciers, il en a gardé cette multiplicité d’incidens et cette variété de personnages épisodiques qui contraste si fort avec l’unité de composition classique. La remarque s’adresse à ceux qui reprochent à notre théâtre classique son uniformité. Dans cette comédie de 1665, on voyage d’Italie en Espagne, du bord de la mer à une forêt, d’un palais à une chapelle et de la terre à l’enfer. De grands coups d’épée s’échangent comme dans les romans dont Mme de Sévigné raffolait avec confusion. Au dénouement, intervient ce merveilleux que Boileau proscrivait au nom de la raison. Cadre romanesque où Molière a fait tenir des peintures de mœurs du plus exact réalisme. Ses paysans ne sont pas des paysans de pastorale : ils ont les sentimens et le parler de « cheux nous. » Pierrot sait à quels signes se reconnaît un amour villageois, et son dépit est sincère autant que comique d’être si mal régalé de ses gentillesses coutumières. La scène de M. Dimanche nous ouvre un jour sur l’intérieur et sur le « domestique » d’un marchand d’alors, autant qu’elle nous renseigne sur les manèges auxquels s’abaissait un gentilhomme pour ne pas payer ses dettes.

A la tradition comique nous devons le rôle de Sganarelle : et c’est merveille de voir ce que Molière a fait du bouffon des Italiens. Le valet, ici, ne sert pas seulement à faire ressortir par le contraste le caractère de son maître, comme un autre Sancho Pança près d’un autre et très indigne Don Quichotte. Le rôle lui-même est fait d’un contraste qui oppose les sentimens de l’homme et les nécessités de sa condition. A tout instant, Sganarelle sent sa conscience se révolter ; la protestation jaillit sur ses lèvres : un regard de son terrible maître lui rappelle qu’il est un valet et qu’il doit obéir. La remontrance commencée s’achève en turlupinade complaisante. Mais au fond de lui il enrage : et cette lutte intime, sans cesse renouvelée, donne au rôle sa valeur scénique. Il est, ce Sganarelle, de par sa nature, raisonneur, sermonneur, ergoteur. Il aime à disputer, et ce n’est pas seulement de son habit de docteur que lui vient cet esprit pour lequel il s’admire. Mieux encore que l’ardeur disputeuse, il y