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la Légende de Don Juan[1], dont je me borne à reproduire ici les conclusions. Ce que M. de Bévotte a supérieurement établi, c’est le caractère différent que prend la légende en passant d’Espagne en Italie et d’Italie en France. Légende toute religieuse en Espagne où elle est née et s’est exprimée par l’émouvant drame en trois journées de Tirso de Molina : le Séducteur de Séville. Là, toute la pièce est faite pour le dénouement, manifestation visible du courroux céleste, symbole du châtiment qui attend les coupables. Dans l’enivrement des passions, ils méconnaissent les signes que Dieu-leur envoie ; ils remettent à plus tard à se convertir ; quand ils se repentent, il n’est plus temps et déjà la main du Commandeur les entraîne dans l’abîme. — Le mysticisme d’une telle pièce aurait détonné sur notre scène toute profane du XVIIe siècle. Aussi bien, Molière ne l’a pas connue. C’est par l’Italie que la légende lui est venue, déjà dépouillée de son caractère originel. Dans les versions italiennes, le Convive de Pierre n’a plus de signification religieuse ; le surnaturel s’y transforme en féerie ; l’élément comique, à peine indiqué par Tirso, dans le rôle de Catalinon, reçoit un développement considérable. Finalement, ce qui avait été un spectacle d’édification devient une parade dont Arlequin est le héros. — En s’acclimatant en France, la légende va prendre un autre aspect et tout l’intérêt en sera un intérêt psychologique. Telle est notre inlassable curiosité de découvrir le secret des âmes et les ressorts des passions. Le Don Juan de Molière est, par-dessus tout, l’étude d’un caractère. Mais il est juste de reconnaître que cette étude avait été indiquée avant lui sur notre théâtre et que ses obscurs prédécesseurs lui avaient frayé la voie. Avant Molière on jouait sur nos scènes deux Festins de Pierre, l’un de Dorimon, l’autre de De Villiers, tous deux adaptés de l’italien. Or dans les deux pièces l’esquisse du caractère de Don Juan prend une importance toute nouvelle. Déjà le valet, dans la pièce de De Villiers, peignait ainsi son maître :


Je sers le plus méchant, le plus capricieux
Qu’on puisse voir dessous la calotte des cieux,
Un qui commet partout des crimes effroyables,
Qui se moque de tout, ne craint ni dieux ni diables,
Qui tue et qui viole : au reste homme de bien.


C’est sous les mêmes traits, sinon dans les mêmes-termes, que

  1. G. Gendarme de Bévotte. La légende de Don Juan, 2 vol. (Hachette). — Du même auteur : Le festin de Pierre avant Molière, 1 vol. (Société des textes français modernes, chez Cornély).