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brûlante, derrière une motte de terre perpétuellement bouleversée, être arrosé d’acier, enterré vivant, ébranlé par de foudroyantes commotions, éclaboussé de cadavres en putréfaction dont les obus vous couvrent et dont l’odeur fétide s’attache à la barbe et aux vêtemens, souffrir de la faim et de la soif, trois jours et trois nuits durant, se sentir de plus en plus seul à mesure que la nuit ou la blessure font le vide autour de vous… et tenir, tenir toujours, sans un mot, sans une plainte, sans avoir même l’idée de s’en aller, n’est-ce pas le summum de l’héroïsme ? Cela, je l’ai vu réalisé par ces hommes, et avec quelle abnégation toute simple, quelle ignorance émouvante de leur propre grandeur ! Oui, vraiment, ici, il faut le redire : Que la France qui se bat est belle !


Un exemple, que j’emprunte au même témoin :


Un jeune sous-lieutenant de dix-huit ans et demi, chargé avec sa section de se saisir d’un point important en avant de notre ligne et de le conserver, s’y cramponne avec ses trente-quatre chasseurs dans un embryon de tranchée nuitamment amorcé. Marmitage effroyable. Leur unique communication avec les leurs, — un petit boyau hâtivement construit, — est anéantie. Pris de flanc, de dos, canons et tirailleurs les abattent un par un. Les heures passent : 6 heures, trente chasseurs ; 9 heures, vingt-trois chasseurs ; midi, quinze chasseurs ; 18 heures, cinq chasseurs. Le sous-lieutenant D… se traîne en arrière, rampe de trou en trou, vient rendre compte de sa mission et retourne à 21 heures avec une autre section. Plus que trois chasseurs !… Trente et un étaient morts ou blessés, sans qu’un seul pût être emporté avant la nuit, mais les trois survivans tenaient toujours !


Du même encore :


Je visite nos chasseurs. Charmant voyage : 4 kilomètres de boyaux pour les atteindre, et quels boyaux ! Mauvais fossés démolis où, bon gré, mal gré, il faut enfoncer jusqu’aux genoux, parfois davantage, se traîner à plat ventre, passer dans les trous d’obus au fond inexploré, s’insinuer entre les gabions, les sacs à terre, les charrettes disloquées, ramper sur des cadavres en pleine décomposition, écraser des vers tombés des cadavres du parapet et qui grouillent au fond de la tranchée, se garer des marmites qui pleuvent et vous rendent le passage méconnaissable au retour, s’arc-bouter des mains et des pieds pour ne pas aller tout à fait au fond des mares… Voilà un aperçu des agrémens du voyage. Salué en route, le long du boyau, la compagnie de soutien : hommes enveloppés de toiles de tente, entassés l’un près de l’autre pour se réchauffer ou couchés en rond dans de petits trous… « Eh bien ! les gars, ça va ? — Oh ! très bien, monsieur l’aumônier. On est heureux ici, nous y finirions bien la campagne ! » « C’est trop beau, dira-t-on. Il y a pourtant des misères. — Eh oui ! La nature humaine, là non plus, n’est pas sans défaillances. Je ne prétends pas les nier, mais moins encore convient-il de les faire ressortir. Ce ne sont que des taches, des défaillances individuelles. Elles n’enlèvent rien à la beauté de l’ensemble ; elles sont comme absorbées