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forçant à travailler et à transformer un peu elle-même des richesses naturelles, que sa voisine lui achetait brutes pour les lui revendre manufacturées.

Un pays qui est dans la première période de son développement n’est pas affecté par les embarras inhérens à la guerre au même degré que les États plus avancés. Plus l’organisation est compliquée, plus la désorganisation est grande dans le capital et dans le travail. Les finances de la masse des habitans et même de la classe commerciale sont en Russie d’une nature très simple, dépendant beaucoup moins des paiemens à terme qu’en France, en Angleterre et aux États-Unis. La Russie souffrira moins que l’Europe occidentale. Elle a peu de ces grandes usines qui auront besoin d’être réparées et remises en état ; sa vie nationale sera moins troublée, son problème sera plus simple.

La guerre aussi s’est accompagnée chez elle d’une réforme vitale : la suppression de l’alcool, la terrible vodka, qui remplissait les coffres de l’État et vidait la bourse des sujets dont elle troublait le cerveau. Cette mesure, dont la soudaineté a surpris l’Europe aux premiers jours des hostilités, était depuis longtemps réclamée par les élémens progressistes russes. Des villes, des communes rurales avaient voté des résolutions dans ce sens. Phénomène tout nouveau dans l’histoire moscovite : il s’était fondé, sous l’influence un peu mystique des bratzy ou « petits frères, » des cercles d’ « abstinens » dont les membres — ouvriers et petits bourgeois — s’engageaient par serment à ne plus boire d’alcool, Le 31 janvier 1914, six mois avant la guerre, une ordonnance impériale autorisa la fermeture des débits d’alcool partout où la population l’exigeait. Ce fut le signal d’une sorte de révolte anti-alcoolique qui s’étendit sur toute la Russie ; dans le gouvernement de Rjasan, en peu de temps, sur 391 débits, 309 — 73 pour 100 — furent obligés de fermer.

L’Empereur, en interdisant le 31 juillet 1914 la vente de l’alcool au moment de la mobilisation, n’était donc pas aussi audacieux qu’il parut à l’étranger. Cet acte d’autocratie bienfaisante semblait tout d’abord temporaire ; mais il fut accueilli avec un tel enthousiasme que le gouvernement, sous la poussée de l’opinion russe, n’hésita pas le 4 septembre 1914 à ordonner la fermeture des boutiques d’alcool jusqu’à la fin de la guerre.