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séparés ; elles exécutent la mission qui leur incombe, en utilisant tout le réseau routier dont elles peuvent disposer. C’est l’opération que Moltke dénomme « la concentration des armées sur le champ de bataille » et qu’il tient pour la manœuvre la plus parfaite qu’un chef d’armée puisse réaliser[1]. »

Nous avons dit comment l’une des branches de la tenaille se brisa contre la résistance des armées de Dubail et Castelnau à l’entrée de la Trouée de Charmes. Nous dirons bientôt comment l’autre branche s’usa dans l’effort qui la livra à la contre-attaque française sur l’Ourcq et sur la Marne. Mais, procédant d’Est en Ouest et par ordre chronologique, nous allons essayer d’exposer aujourd’hui comment les armées du Centre, réservées pour le coup final, furent dénichées en quelque sorte dans la forêt et tirées en plaine par l’offensive française, et comment cette offensive, qui, malheureusement, nous coûta cher, eut du

  1. Cité par le capitaine Daille, Essai sur la doctrine stratégique allemande, d’après La Bataille de Cannes, par le feld-marechal von Schlieffen. p. 86.
    On trouvera, dans le tome IV de l’Histoire de la Guerre de 1914, pp. 113 et suivantes, l’exposé du plan allemand d’après les doctrines de Schlieffen, tel que je me suis efforcé de l’établir, dès le début de 1916 (voyez, notamment, l’article paru dans la Revue hebdomadaire du 22 juillet 1916). L’historien allemand Frédéric Heinecke, dans un article publié récemment par la Gazette de Francfort (janvier 1917) et intitulé : « Le Rythme de la guerre mondiale, » vient de nous apporter l’aveu des Allemands et l’entière confirmation de ce qu’ils avaient si soigneusement dissimulé : « Préparés, dit-il, par les expériences des guerres de Napoléon et de Moltke et par les enseignemens de Clausewitz, nous avons tout fondé sur un brusque rassemblement de nos forces : elles devaient fondre toutes ensemble sur l’adversaire, se précipiter en avant dans un brusque mouvement concentrique, aller chercher et anéantir en rase campagne le gros des forces ennemies. Le premier but était d’écraser tout de suite la France et de la contraindre à traiter. Commencé d’une façon brillante, ce programme échoua aux portes de Paris dans la bataille de la Marne (l’historien allemand, insuffisamment renseigné par les communiqués officiels, ignore ou feint d’ignorer l’importance de la bataille de la Trouée de Charmes et des batailles en retraite qui précédèrent la bataille de la Marne), bataille qui ne fut pas seulement une victoire tactique, mais un grand succès stratégique pour les Français. Peut-être n’eût-il pas échoué, si nous avions poursuivi vigoureusement notre plan primitif, si nous avions énergiquement rassemblé le gros de nos forces et sacrifié la Prusse orientale. »
    En fait, l’État-major allemand ne se laissa pas détourner de son plan primitif autant que le croit Heinecke, puisqu’il n’envoya en Prusse orientale qu’un corps, deux au plus ; la vérité est que l’aveuglement des chefs allemands, leur infatuation inouïe, la méconnaissance de la force de leurs adversaires d’une part, et, d’autre l’art, le sang-froid du général Joffre, la vigueur de ses lieutenans, le courage et la ténacité incomparables du soldat français réduisirent à néant le grand plan allemand par les trois batailles de la Trouée de Charmes, de la Meuse et de Guise, préparant la belle manœuvre de l’Ourcq et de la Marne. Ainsi fut obtenu, non pas en un jour, mais par un effort de plusieurs semaines, ce « grand succès stratégique » auquel les Allemands finissent par rendre hommage.