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Les deux premiers s’affublaient de noms suédois, l’autre d’un pseudonyme espagnol : c’était afin de dépister les soupçons de Berne ; ce n’était pas pour rendre au bailli sa tâche bien commode. Mme de Staël met assez drôlement son point d’honneur à exiger qu’on croie sur parole, dit-elle, « l’ambassadrice de Suède affirmant qu’elle n’a chez elle que des Suédois, » et un Espagnol. Ce n’est évidemment pas Bonstetten qui eût, de son plein gré, montré là-dessus le moindre scepticisme : il savait tout, comme au surplus tout le monde. Mais Leurs Excellences trouvaient le bailli crédule trop volontiers. Bonstetten devina qu’avec des Excellences tracassières et une ambassadrice impatiente la vie serait une aventure détestable. Il avait le soin de sa tranquillité : il résigna son bailliage de Nyon.

Dans la suite, l’ancien bailli de Nyon fut toujours l’un des familiers de Mme de Staël, l’une des rares amitiés calmes de cette femme au cœur si orageux. Il avait, lui, de l’amitié, une idée douce et modeste : bonté, franchise, un attachement véritable, mais sans fureur. Il a écrit : « Ce qui est léger n’est pas toujours infidèle. » Il faisait, en somme, la part de la frivolité ; et il disait : « Voici ma devise, je ne suis né pour aucun combat. » D’ailleurs, cette sagesse n’avait pas toujours été la sienne. En son adolescence, il eut une période « werthérienne ; » il s’éprit de poésie allemande et anglaise, et de mélancolie, à tel point qu’on redouta qu’il ne devînt fou : il devint sage. Et ce sont les bons sages, ceux qui ont passé par l’épreuve de la folie : leur retour vaut une certitude. Bonstetten, qui a pensé se tuer, à l’exemple du jeune Werther, et non pas à l’exemple du jeune Goethe, aura le souci de sa durée. Si l’on veut voir comme il acquit de la raison, — il ne craignit pas d’aimer beaucoup une poétesse du Nord, Frédérique Brun ; et il admettait que le cœur fût, quelquefois, « mauvais sujet » selon sa guise. Or, avec cette Danoise, il visita les rives du lac de Côme, la campagne de Pline. Elle, toute à son lyrisme, nota ainsi le souvenir de la belle journée : a Les mains serrées dans les mains, nous vous promîmes fidélité, à toi, ô Nature, à toi, ô Amitié, et à toi, reconnaissance filiale, arbitre suprême de nos destinées. Villa Pliniana, jamais sans doute des cœurs n’ont pareillement sacrifié sur ton autel ! » Bonstetten, lui, n’a pas perdu la tête ; et il écrit tout bonnement : « Quel rare bonheur que la réunion de trois amis auprès du monument du plus aimable sage de l’antiquité ! » Il a si peu perdu la tête qu’il a bien vu qu’ils étaient trois : le poète Matthisson les accompagnait.

L’amitié de cet homme paisible et fin dut être, pour Mme de