Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/690

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ajouter à la devise : tout, excepté la crainte de perdre l’héritage paternel ; et, au lieu de fondre en larmes, il est quasi fier de sa tranquillité. À cette époque-là, pourtant, on pleurait volontiers ; jamais on n’a pleuré plus volontiers : mais Gibbon, lui, cherchait la renommée d’ « un grand original, » d’un être « unique en son espèce. » De telles prétentions coûtent cher à l’âme et au cœur.

Un jour, il accompagne, comme il dit, « la Belle » à Mon-Repos où l’on joue Zaïre. Dans les endroits « intéressans » de la tragédie, la Belle ne se tient pas de sangloter « au point d’attirer sur elle tous les yeux : » et le Laid n’approuve pas tant d’exubérance. Il est parfaitement calme ; et, quand la Belle retire son mouchoir, il observe qu’elle a le visage frais, joyeux, sans traces de larmes. Cruel discernement ! et pourquoi refuser à une jeune fille alarmée le droit si anodin de forcer un peu la nature afin de l’embellir : Zaïre est-elle, en somme, plus franchement naturelle que le chagrin complaisant et joli de cette enfant ? Gibbon se fâche : « Que cette fille, écrit-il, joue la sensibilité ! » Mais il joue, lui, l’insensibilité : ce n’est pas un jeu plus charmant. Il se dénigre à lui-même « cette fille » ou, comme il dit sans grâce, « la Curchod. » Ne l’aime-t-il plus du tout ? Il le croit : cependant il est jaloux. Il a découvert qu’à Lausanne, en son absence, Mlle Curchod, qu’il avait abandonnée, s’était plu aux hommages de quelques jeunes gens. Une académie, où l’on imitait assez naïvement les façons des Précieuses, réunissait autour d’elle des Sylvandres, des Céladons : et elle était Thémire. Les cavaliers portaient les couleurs de leurs dames et rivalisaient de madrigaux. Thémire, plus belle qu’une autre, fut mieux courtisée. Son principal adorateur s’appelait Georges Deyverdun. Gibbon ne pardonnait pas à Thémire ce Céladon ; mais, par une perversité à laquelle il me semble qu’il s’amusa, il fit du Céladon l’un de ses meilleurs amis. Toute son information, d’ailleurs, il la tenait de Georges Deyverdun ; et il lui arrivait de se demander si Georges Deyverdun ne se vantait pas. Alors, il allait voir Thémire ; il affectait de lui montrer qu’il savait tout. Thémire se défendait avec enjouement. « Nous badinons sur notre tendresse passée… » Ces mots ne font pas trembler sa plume. Seulement, si la Belle a plus d’esprit que lui, quelquefois, il ne cache pas beaucoup sa mauvaise humeur : « à la fin, il commençait à m’ennuyer un peu… » Soudain, le ton change : « Je ne sais par quel hasard j’ai quitté avec elle le ton du persiflage pour en prendre un plus sérieux… » Mlle Curchod quitta Lausanne ; et l’on n’ignore pas qu’elle épousa ensuite M. Necker.