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obstacles qui s’opposeraient au désir que j’avais d’y établir ma réputation. » Peu d’années après, les obstacles étaient vaincus, la réputation établie, et de cette ville, qu’il avait conquise, Grétry ne devait pour ainsi dire plus sortir. Paris allait être désormais non seulement sa demeure favorite, mais sa patrie elle-même.

Nous n’y suivrons ni sa carrière ni sa vie. Encore une fois, les Essais ne racontent pas celle-ci tout entière. La biographie et les faits y tiennent moins de place que les idées et la doctrine musicale. On y reconnait du moins, à plus d’un trait, d’un souvenir personnel, le sentiment ou plutôt la sensibilité générale de l’époque. De Grétry, par exemple, et de ses trois filles, mortes toutes les trois à quinze ans, de leurs grâces et de sa douleur, on ferait aisément, que dis-je, il a fait lui-même un groupe, un tableau dans la manière de Greuze, avec non moins de tendresse et plus de mélancolie. Et parmi les « vues de Paris, » du Paris de 1793, on en trouverait peu qui réunissent mieux que celle-ci les deux élémens connus : le paysage et l’état d’âme. « Je revenais vers le soir d’un jardin situé dans les Champs-Elysées ; on m’y avait invité pour jouir de l’aspect du plus bel arbre de lilas en fleurs qu’on put voir. Vers le soir, dis-je, je revenais seul et j’aurais joui du parfum de mille fleurs, d’un soleil couchant des plus majestueux, si les malheurs publics n’eussent affecté mon âme de la tristesse la plus sombre.

« J’approchais de la place de la Révolution, ci-devant de Louis XV, lorsque mon oreille fut frappée par le son des instrumens. J’avançai quelques pas : c’étaient des violons, une flûte, un tambourin, et je distinguai les cris de joie des danseurs. Je réfléchissais sur les contrastes des scènes de ce monde, lorsqu’un homme qui passait à côté de moi, me fit remarquer la guillotine : je lève les yeux et je vois de loin son fatal couteau se baisser et se relever douze ou quinze fois de suite. Des danses champêtres d’un côté, des ruisseaux de sang qui coulent de l’autre, le parfum des fleurs, la douce influence du printemps, les derniers rayons de ce soleil couchant qui ne se relèvera jamais pour ces malheureuses victimes, ces images laissent des traces ineffaçables. Pour éviter de passer sur la place, je précipitai mes pas par la rue des Champs-Elysées, mais la fatale charrette, où les membres de la beauté et de l’homme vertueux