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fit construire très rapidement et à peu de frais, grâce au dévouement de ses soldats, une route indispensable ; puis il adressa son rapport : « Route construite. Vingt mille florins reçus ; vingt mille florins dépensés ; ne reste rien. Galgotzy. » Stupeur des bureaux qui demandent un mémoire détaillé avec pièces justificatives. Silence de Galgotzy. Réclamation plus péremptoire des bureaux. Réponse de Galgotzy. « Vingt mille florins reçus, vingt mille florins dépensés. Si quelqu’un en doute, c’est un âne. » Colère du directeur de la comptabilité qui attire sérieusement l’attention de l’Empereur sur une pareille irrévérence et insinue l’idée d’une réprimande. Alors François-Joseph doucement : « Vous doutez donc ? » — C’est dans les questions militaires que se fait sentir le plus souvent et le plus directement l’action personnelle de l’Empereur : son armée est un glaive qu’il ne faut pas laisser rouiller et qui doit jouer aisément dans sa gaine.

La bureaucratie autrichienne n’est pas une institution, c’est un état d’esprit qui envahit toutes les institutions et leur donne à toutes, clergé compris, la même physionomie routinière, paperassière et policière, au service d’une même idée de centralisation dynastique, d’uniformité et de germanisation. La bureaucratie autrichienne est une chose à part, sui generis, qui n’a son équivalent dans aucun autre pays[1]. Chaque grand service, quel qu’en soit le chef apparent, ministre ou directeur, est en réalité le domaine d’un ou plusieurs bureaucrates, qui font le travail tout en l’arrêtant, qui empêchent l’organisme de se dissocier tout en le paralysant : tyrannie anonyme et universelle, qui résiste parfois même à l’Empereur, opprime les ministres, annihile les parlemens et terrorise le public. L’Empereur laisse faire ; la bureaucratie anesthésie le peuple, elle le rend incapable de réagir et de se révolter ; le mécontentement n’arrive pas jusqu’à l’Empereur, il se dilue et se perd en route. On se console avec le : « si l’Empereur savait. » La popularité du fameux docteur Lueger, qui fut, jusqu’à sa mort, le maître de Vienne, lui vint surtout de ce qu’il osa lutter contre la bureaucratie et protéger les faibles contre son omnipotence. Son antisémitisme est, au fond, un antibureaucratisme, car les Juifs, en Autriche comme en Hongrie, peuplent la

  1. Il y a d’amusantes pages sur la bureaucratie dans le roman politique de Conte Scapinelli, die Pheaken (les Phéaciens).