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ronchonne. » Les blessés eux-mêmes ne pouvaient être évacués, tant à cause de l’intensité du feu ennemi que du mauvais état des boyaux. L’enseigne de Cornulier dut rester ainsi douze heures dans sa tranchée, « complètement inondée, » avant qu’on pût le conduire à l’ambulance : il n’y arriva que vers cinq heures du matin, « ses vêtemens et son pansement formant avec la boue une masse si compacte qu’il fallut tout couper, » dit le médecin qui le soigna. Une congestion pulmonaire trop explicable emportait trois jours après ce discret et parfait officier, si étranger par certains côtés à notre temps qu’on le dirait emprunté à la légion Thébaine ou à quelque milice sacrée du cycle arthurien : marié, de vieille souche bretonne et militaire, il garde avec ses hommes sa politesse de grand seigneur ; il est peut-être le seul officier qui ne les tutoie pas, non par hauteur, mais, au contraire, par déférence. Son verbe châtié, sa voix douce, sa piété exemplaire, le chapelet qu’il égrène au cantonnement, son bon sourire dans l’action, lui composent une physionomie à part dans cette brigade qui contient tous les spécimens de marins connus, du vieux frégaton à fauberts, paternel et brusque, à l’aspirant glabre et flegmatique de style anglais, et du patricien raffiné, héritier des traditions du grand corps, à l’officier bleu sorti du rang, strict, austère et républicain.

Si la Maison du Passeur était à nous, l’ennemi cependant gardait pied sur la rive gauche du canal[1]. Malgré tout, sa situation restait précaire. Mais nous n’étions pas nous-mêmes en meilleur point de l’autre côté de l’eau, où les lignes françaises, sur une longueur de 500 mètres environ, débordaient à peine la berge et les maisons de Steenstraete. Il fallait de toute nécessité élargir notre assiette, et nous nous y préparions par des reconnaissances et des patrouilles nocturnes, tantôt conduites par des gradés, tantôt par des officiers, comme l’enseigne Bonnet, qui était, depuis Dixmude, un familier de ce genre d’opérations[2]. Le 7 décembre, l’enseigne Viaud poussait à son tour

  1. Le communiqué du 12 dit à tort : « L’ennemi a achevé d’évacuer la rive Ouest du canal de l’Yser au Nord de la Maison du Passeur : nous occupons cette rive. »
  2. « Officier très courageux, toujours prêt aux missions périlleuses. Revenu au front après une blessure, a fait, de jour, de nuit, à Dixmude comme à Steenstraete, des reconnaissances poussées jusqu’aux avant-postes ennemis. » (Texte du motif de la proposition pour la croix de la Légion d’honneur, présentée le 15 décembre 1914 par le commandant Delage.)