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dialogue s’engage, entre ces deux « Parisiens » d’outre-Rhin, sur les noms et les adresses de leurs « fournisseurs » favoris.

— Encore une question ! — murmure l’adorable veuve, tout en se régalant de saucisse bavaroise. — Où achetez-vous vos parfums, ou, pour mieux dire, lesquels préférez-vous ?

— De parfums, je n’en emploie jamais ! répond le grand artiste. Et même, pour vous parler franchement, je n’aime aucun parfum chez les dames, à l’exception d’un seul : le parfum naturel d’une jolie femme, d’une femme telle que vous, ma chère et charmante voisine !

Ce prodigieux artiste, à qui l’extrême délicatesse de ses nerfs n’a point permis de s’employer plus activement au service de l’Allemagne, s’est du moins juré de ne pas jouer une note de véritable musique pendant tout le temps que durerait la guerre. Simplement il s’astreint à faire, tous les jours, cinq heures de gammes et d’autres exercices d’agilité manuelle. Sur quoi voici qu’un soir sa mère, toute tremblante d’effroi à la pensée de devoir l’interrompre dans l’accomplissement de ce qui paraît être un rite sacré, se hasarde à lui dire qu’une jeune femme demeurant à l’étage inférieur le supplie de vouloir bien arrêter ses gammes jusqu’au lendemain : car elle souffre d’affreux maux de dents, et chaque note du pianiste lui déchire les tempes. Ou bien, en tout cas, la pauvre petite voisine demande si l’illustre maître ne voudrait pas, au lieu de ses gammes, « jouer l’Andante de Beethoven. » Chose incroyable : Willi Torwald daigne accueillir la timide requête, et le voilà qui joue « l’Andante de Beethoven ! » Oui, mais lorsqu’il l’a fini, sa mère, stupéfaite, le voit et l’entend frapper plusieurs fois le clavier, de toute la force de ses deux poings fermés.

— Pour l’amour du ciel, mon Willi, ma joie et mon orgueil, qu’est-ce qui te prend ?

Encore deux ou trois coups de poing sur les touches, avec une vigueur qui « traverse douloureusement les os et la moelle » de la vieille dame. Et puis cette aimable réponse :

— Ce qui me prend, ma chère mère ? Je me suis simplement vengé d’avoir été « refait » par la pécore de l’étage au-dessous ! Car sais-tu pourquoi elle m’a demandé de jouer cet Andante ? C’est parce que le morceau doit être joué doucement, et qu’on l’entend à peine quand on est un peu loin ! Et voilà pourquoi il m’a fallu punir la coupable, afin qu’elle apprenne à ne plus mésuser du saint nom de Beethoven !