Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/427

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

médicale où nous fûmes conviés ensemble, vous en souvenez-vous, docteur ? Le club était chaud, la table était gaie, les vins étaient bons, et il n’y avait pas de prévenances aimables que nos amphitryons n’eussent pour leur hôte français. Nous nous fussions jurés à une fête de famille. On but avec une attendrissante unanimité à la France. Et, comme il était fatal, nous nous laissâmes glisser à la douceur de parler d’elle.

Mais, lorsque, à ses procédés de combat, loyaux, chevaleresques, humains, vous commîtes l’indiscrétion d’opposer les atrocités allemandes dont le récit authentiqué commençait alors de se répandre en Amérique, brusquement l’unanimité cessa. Vous aviez manqué de respect à la vertueuse Allemagne : adieu, la belle France ! Des atrocités allemandes ? Quelle niaiserie ou quel blasphème ! Il n’existait que des atrocités russes. C’est du moins ce que nous affirmèrent péremptoirement ces docteurs, qui étaient pourtant des cerveaux cultivés, capables de critique. Et j’entends encore de quel ton de supériorité condescendante l’un d’eux, avant de nous séparer, me jeta cette recommandation :

— Croyez-m’en : lisez Corey.


Oui-da, je ne l’avais déjà que trop lu, leur Corey ! Toutes les semaines que Dieu avait faites, depuis le jour de mon arrivée à Cincinnati, un des trois grands organes proprement américains de la ville m’avait administré, avec une régularité impitoyable, ma pleine dose d’exaspération sous la forme d’une correspondance de guerre, datée du quartier général allemand, laquelle, tout en feignant l’objectivisme le plus désintéressé, n’était qu’un long cantique hebdomadaire à la gloire de la sainte Allemagne. Aux éternelles variations sur l’efficiency (traduisez : la puissance de réalisation) allemande s’entremêlaient le plus habilement du monde de petites histoires héroïques ou sentimentales, destinées à illustrer d’après nature la bravoure allemande, la probité allemande, la piété allemande, la divine bonté de cœur allemande. Cette littérature, d’une partialité d’autant plus odieuse qu’elle était plus enveloppée, était signée : Herbert Corey, des Associated Newspapers. Évidemment, à qui avait pris l’habitude de l’absorber les yeux fermés les tracts de Bryce ou les brochures de Bédier ne pouvaient apparaître que comme