symbole d’une ténacité toujours en éveil. Partout, d’un côté comme de l’autre, les batteries faisaient rage ; c’était un grondement et des rafales ininterrompues ; et ce sabbat infernal était vain. Tout près de nous, sentinelles les plus avancées sur notre ligue, deux pièces de 75 aboyaient dans la nuit. C’était si déchirant, physiquement et moralement, cet éclair brutal qui nous secouait en nous aveuglant ; et je me demandais combien ces jolis petits canons devraient encore cracher d’obus, avant de pouvoir faire le bond qui les porterait sur la frontière, pourtant si proche. — Et le retour, à quatre heures du matin, quelle tragique et inoubliable vision ! Le jour, on ne voit personne dans l’immensité des champs qu’arrosent les marmites et les shrapnells. Des milliers d’hommes sont terrés dans leurs trous et attendent. Dès que l’ombre arrive, toutes ces forces cachées se mettent en mouvement. L’unique route du pays est sans cesse encombrée. Après les grandes pluies des jours précédens, elle n’était plus qu’un large neuve jaune, où tout le monde, bêtes et gens, pataugeait en faisant gicler la boue. Des files de soldats immondes, véritables paquets de terre ambulans, qui avaient dû se jeter plus d’une fois à plat ventre dans la glaise pour laisser passer les obus, se suivaient sans mot dire sur un des côtés de la route. Les lourds convois passaient, rejetant dans les fossés les groupes moins puissans et moins rapides. La compagnie faisait cinquante mètres pour s’arrêter aussitôt. On restait là, sous la douche de boue, indifférens et passifs, regardant ce qui nous frôlait. C’étaient tantôt quelques fuyards, quelques égarés qui s’en allaient sans savoir où, fourbus et un peu honteux, sachant seulement qu’ils n’allaient pas du côté de la rafale. Tantôt c’étaient des blessés, encore assez solides pour gagner à pied l’ambulance prochaine. Quand une fusée les éclairait, on voyait de pauvres êtres lents et tristes, murmurant des paroles inintelligibles ou des gémissemens de détresse, comme s’ils étaient encore dans la fournaise du combat : « Oh ! la misère !… Oh ! l’horrible guerre ! » Leurs pansemens provisoires mettaient sur leurs figures ou sur leurs mains une tache de blancheur d’autant plus éclatante que le reste, loques et peau, était plus assombri par la boue. Ailleurs, c’en étaient d’autres, groupés autour d’une cuisine roulante et mangeant gloutonnement dans la nuit notre des choses noires comme elle. Plus loin, à la croisée des chemins, une ambulance
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