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souterraine, on avait installé un projecteur, — j’imagine pour aider à l’attaque du soir. Quelque avion, sans doute, l’avait repéré. Pendant une heure, d’énormes marmites sont tombées tout autour. Nos ruelles, qui encerclaient le projecteur, étaient donc des loges d’avant-scène. A chaque marmite qui venait s’effondrer sur le sol, je collais mon oreille contre la paroi, et l’on sentait toute la terre frémir et bondir comme un cœur dans une poitrine oppressée. C’était terrible et émouvant ; du moins, cela me paraissait tel dans les premières minutes. Mais, au cinquième ou sixième coup, on s’intéressait au joujou infernal comme des enfans. Les hommes pliaient la tête sous le sifflement du passager, et la relevaient aussitôt pour le voir éclater. Heureusement, personne chez nous n’a été atteint : il y a eu seulement un homme qui s’est blessé à la joue avec sa pioche en baissant trop brusquement la tête. Mais nous avons eu de la chance tout de même, car, ce matin, en revenant dans le boyau, nous en avons trouvé l’un des passages obstrué par une marmite qui était tombée en plein dans la ruelle. Ma section avait dû y passer cinq ou dix minutes plus tôt.

— Je viens d’interrompre ma lettre. Sur ma droite, à dix pas de moi, deux planches jetées au-dessus du boyau font un pont. Quatre hommes viennent d’y passer portant sur leurs épaules une forme humaine enveloppée dans une toile de tente C’est le capitaine de la 2e compagnie du 169e qui passe. Hier soir, dans l’attaque de F. e. H…, il a été le premier tué. Le village est pris, mais le capitaine est resté. Hier, vers une heure, quand nous avions reçu l’ordre d’élargir le boyau de sape qui conduisait jusqu’à sa tranchée, j’avais été le voir, pour lui demander des instructions. Il dormait : dernier repos avant l’attaque, dernier sommeil avant celui d’aujourd’hui. Malgré ce réveil désagréable, le capitaine J… avait été très accueillant pour moi ; je revois ce grand garçon de trente à trente-cinq ans : figure sérieuse et courtoise ; silhouette élégante et souple. Maintenant, c’est quelque chose de lourd et d’inerte qui chemine lentement sur quatre épaules. Je salue et ne puis quitter des yeux ce pauvre corps voilé. Je suis monté sur le petit pont et j’ai regardé, jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon, les quatre porteurs et leur fardeau. Quelques obus légers sifflaient dans le ciel bleu, les alouettes chantaient comme dans une campagne où le printemps ne serait pas ensanglanté, et les