Saloniciennes. Cependant un monsieur, descendu du tramway en même temps qu’elle, un monsieur en jaquette, portant le fez, la rejoint, suivi de près par une servante et un bébé vêtu de blanc. Tous quatre, père, mère, enfant et domestique, s’en vont pédestrement, sur le quai, comme tous les bons bourgeois en promenade dominicale. Et quelqu’un, qui remarque ma surprise, me dit :
— Vous voyez là une famille deunmehs. Les deunmehs sont les musulmans de Salonique, juifs d’origine, convertis au XVIIe siècle, et qui, se mariant toujours entre eux, ont conservé leur sang juif, leur type juif, et même, très secrètement, leurs traditions juives. Musulmans, ils le sont, au moins en apparence, et les étrangers, non prévenus, les prennent pour des Turcs., Mais il n’y a plus ou presque plus de vrais Turcs à Salonique. Après la conquête grecque, ils sont partis, sauf quelques centaines de pauvres diables et un petit nombre de familles qui vivent tout à fait retirées dans la ville haute, et gardent l’austérité des vieilles mœurs. Les véritables dames turques, on ne les rencontre pas, ce sont les deunmehs, parfois charmantes, qui bénéficient du prestige poétique d’Aziyadé…
Consolons-nous de cette désillusion en regardant d’autres silhouettes passer, dans la foule toujours accrue.
Ce garçon brun, qui porte avec une dignité rustique un lourd manteau blanc brodé de noir, c’est un berger koutzo-valaque égaré parmi les gens de la ville. Cette femme aux pieds nus, coiffée d’un léger voile blanc, gainée dans un fourreau de grosse toile à broderies noires et bleues, dans un tablier pesant, pareil à un tapis rayé de vert émeraude et de pourpre sombre, c’est une paysanne macédonienne venue des quartiers où les réfugiés habitent pêle-mêle les maisons abandonnées par les Turcs. Voici un pappa dont la chevelure frisée supporte un haut godet de feutre noir. Il croise un couple de vieillards israélites, barbus comme des prophètes, ridés comme des rabbins de Rembrandt, et très dignes dans leur robe d’indienne à ceinture et leur cafetan fourré. Un derviche, reconnaissable à son bonnet conique, va, solitaire, le chapelet d’ambre aux doigts… Mais quel est ce vol de perruches ?… Ce sont les foulards vert cru que les juives saloniciennes ont rapportés d’Espagne, avec les toquets ronds et les vestes-bolero ; ils enveloppent les cheveux et pendent sur les