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yeux des experts. Les femmes regardent, debout sur le seuil des portes. Les gamins, si drôles sous la touloupe en peau de mouton, froncée à la taille, qui les fait ressembler à des outres gonflées, s’en viennent rouler presque jusque sous les pieds des chevaux, vite chassés par les rudes interjections des moujiks.

Dans la tchaïnaïa, le samovar fume. Tout à l’heure, l’examen terminé, ceux qui vinrent de loin seront heureux de trouver prête la chaude boisson. En attendant cette heure, propice pour une conversation avec les hommes, nous entreprenons une enquête auprès des femmes.

— Si on est plus heureux que les hommes ne boivent plus ? Bien sûr ! Ça ne peut pas se comparer. Quand un homme est plein de vodka, ce n’est plus un homme, c’est un diable. Les soirs de marché, le plus souvent, c’étaient des injures, des coups à vous faire renier votre âme !… Et les petits qui se cachaient derrière le poêle et n’osaient pas même pleurer, de peur d’être entendus !…

— Et quelle misère ! Jamais un kopek… Quand la vodka y entre, sors de l’isba, car elle n’y laisse rien !

Autour de nous, un groupe s’est formé ; chacune de ces femmes apporte sa pierre pour lapider le fantôme maudit de l’alcool.

— On est moins malheureux, malgré la guerre, dit l’une. Si beaucoup d’hommes ont quitté le village, c’est pour servir l’Empereur qui avait besoin d’eux. Ceux qui y restent sont devenus doux comme des enfans.

— Est-ce vrai, hasarde une autre, qu’après la guerre on leur rendra la vodka ?

Un murmure de protestation s’élève :

— Alors, il vaut mieux que la guerre dure ! dit une voix.

Car, pour ces femmes, il y a un mal pire que la guerre : l’alcool !

Même unanimité de réprobation autour de la table de la tchaïnaïa. La salle est chaude et embuée ; les hommes versent le thé dans leur soucoupe et le boivent avec bruit, en tenant, selon leur habitude, un petit morceau de sucre dans la bouche. Entre deux gorgées, ils parlent de la guerre, des réquisitions, des nouvelles recrues qui sont parties… De la guerre à l’alcool, il n’y a qu’un pas.

— C’est vrai, tout de même, que le Russe avait deux