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de la sorte ? » jetait un moujik à barbe hirsute à un ouvrier qui lui répondait par un intraduisible juron. Et la foule de rire et d’applaudir ! Dans l’intérieur de la kazionka, les mains avides se tendaient vers le liquide de mort. Aussitôt la bouteille reçue, on en brisait le cachet contre les murs, déjà rougis par des milliers de souillures pareilles, et l’on se précipitait au dehors. Nul n’attendait d’être chez soi pour absorber le poison. Un coup sec donné du plat de la main sur le fond de la bouteille et le liquide jaillissait pour retomber dans les gorges à glouglous pressés et bruyans. Puis on s’en retournait vendre pour quelques kopeks la bouteille vide !…


III. — LES ALCOOLIQUES APRÈS LA RÉFORME. — KHANDJON ET KHANDJISTES

Les réformes se réalisent malheureusement plus vite sur le papier que dans les âmes, où elles sont l’effet de l’éducation créatrice des bonnes habitudes. On le vit bien en Russie après la fermeture des kazionkas, et l’interdiction de vendre ou de servir des alcools, sous n’importe quelle forme, dans les traktirs, tchaïnaïas, restaurans et tous autres établissemens publics.

Afin d’établir une sorte de transition entre l’abus et l’abstinence totale, le gouvernement russe avait cru nécessaire d’accorder le monopole de la vente des vins et des alcools à quelques rares marchands, dans certaines petites villes voisines de la capitale. La résidence impériale de Péterhoff fut celle qui en profita le plus. Les buveurs de Pétrograd y organisèrent aussitôt de véritables pèlerinages. Le marchand Alexéieff, ayant obtenu le premier la permission de vendre du vin, encaissa jusqu’à 8 et 10 000 roubles par jour ! (de 20 à 25 000 francs). Quelques mois après, il avait un concurrent, Demidoff. Dès lors, la foule se dédoubla, et le scandale fut un peu moins apparent. Mais, avec les beaux jours, les pèlerins devenaient de plus en plus nombreux. Chaque matin, les trains arrivant de Pétrograd amenaient à Péterhoff des centaines de voyageurs. Les fiacres ne pouvaient suffire à leur transport de la gare en ville, et on les vit traversant à pied et au galop les avenues plantées d’arbres et les rues qui conduisaient aux magasins d’Alexéieff et de Demidoff !

Bientôt à ce public qui gardait encore une certaine retenue,