Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il m’a été donné d’être, à Harvard, le témoin d’une scène inoubliable. C’était le 6 mai 1915. Le président du « Cercle français, » — où fréquente l’élite des étudians et dont la création est due, comme on sait, à la généreuse initiative d’un admirateur passionné de notre culture, M. James Hyde, — m’avait demandé, au nom de ses camarades, d’aller leur parler de la guerre. « Nous avons besoin, m’écrivait-il, de serrer les mains de quelqu’un qui vienne de France. » Et donc, ce soir-là, je montai de Boston vers Cambridge. Les salles du Cercle étaient complètement bondées lorsque j’y pénétrai. Toute une belle et frémissante jeunesse s’était tassée comme elle avait pu entre les murs tapissés des couleurs de l’Entente. Aux élèves s’étaient joints plusieurs de leurs maîtres, à qui me liait une longue amitié, ainsi que les deux professeurs belges dont Harvard a provisoirement hospitalisé la glorieuse infortune. Le chef du département des langues romanes, M. Grandgent, qui, bien qu’Américain très pur, a dans les veines plus d’une goutte de vieux sang de France, avait réclamé le privilège de me servir d’introducteur, en français. Et voici, textuellement, comme il s’acquitta de sa tâche : « Monsieur Le Braz n’a pas à vous être présenté ; vous le connaissez tous pour l’avoir maintes fois accueilli. Mais je me dois de lui souhaiter, ce soir, une bienvenue particulière, puisque, pourtant, dans l’intervalle, il est devenu notre compatriote. Oh ! non pas que ses multiples séjours en Amérique en aient fait un Américain : c’est nous, c’est nous tous qui sommes devenus Français ! » Je cite de mémoire, mais je suis sûr d’avoir rendu chaque phrase, mot pour mot. Ce que je n’essaierai pas de rendre, en revanche, c’est l’accent énergique et net qui ponctua la dernière, ni l’indescriptible émotion, le véritable délire d’enthousiasme qu’elle souleva dans l’assistance. Français, ils l’étaient, en effet, et pour de bon, tous ces jeunes hommes rassemblés là des quatre coins des Etats-Unis ; ils l’étaient même avec une telle chaleur de conviction, une telle frénésie, une telle intransigeance, que j’étais presque obligé de faire effort pour me hausser à leur diapason, et que le moins Français de la bande, en quelque sorte, c’était moi ! Nous ne nous séparâmes que passé minuit. Encore tinrent-ils à m’escorter jusqu’au tramway. La petite ville universitaire dormait, toutes fenêtres éteintes. Dans le tiède firmament de mai s’épanouissait une lune magnifique. Lorsque le car qui m’emportait