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Punch l’a rangée au nombre des trois dernières colonies allemandes qui subsistent sur le globe, les deux autres étant les villes, également américaines, de Saint-Louis et de Milwaukee. L’heure n’était évidemment pas indiquée pour y faire entendre, dans une chaire officielle, une voix française. Ma retraite volontaire procurait au président Dabney le moyen de sortir à son avantage d’une situation plutôt embarrassante. Et j’attendais donc sa réponse en toute tranquillité.

Elle fut exactement le contraire de ce que je m’étais imaginé. Non seulement le président Dabney ne consentait pas à me délier de mon engagement, mais il s’indignait à la seule pensée que je fusse capable d’y manquer. « Vous invoquez les circonstances présentes, » me disait-il en substance, « et vous estimez qu’elles vous font un devoir de rester. Eh bien ! j’estime, moi, qu’elles vous font un devoir encore plus impérieux de passer la mer. N’est-ce pas le moment ou jamais de montrer que déchirer les contrats n’est pas un geste français ? Tenez votre parole et venez vous battre chez nous, à votre manière. C’est renoncer à partir qui serait une désertion. » Un mois plus tard, je débarquais à Cincinnati.

Si j’ai relaté cet épisode tout personnel, c’est exclusivement, — on l’aura compris, je l’espère, — à cause de la nature peu équivoque des sentimens que, d’ores et déjà, il nous révèle chez un des membres les plus considérables du haut enseignement américain. Le docteur Dabney avait d’autant plus de mérite à parler un tel langage que, dans une occasion précédente, il avait soulevé contre lui les abois de la meute germanique pour s’être exprimé avec la même franchise dans une lettre à un publiciste anglais, de ses amis, qui s’était cru autorisé à la reproduire. Comme cette lettre traitait de pur brigandage l’annexion de l’Alsace-Lorraine, en 1871, et rejetait sur l’Allemagne toute la responsabilité de la guerre de 1914, le Volksblatt, un des trois ou quatre journaux en langue allemande de Cincinnati, avait proclamé son auteur indigne de continuer ses fonctions, et le Comité de l’Alliance germano-américaine avait sommé le Conseil d’administration de l’Université de pourvoir à son remplacement immédiat. L’émotion provoquée par cette affaire n’était pas encore calmée lorsque j’arrivai là-bas, et les collaborateurs du docteur Dabney conservaient des inquiétudes sur son sort.