Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/131

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hurlus, Suippes, Souain, Saint-Hilaire, Aubcrives, Mourmelon, Reims, — quels noms aujourd’hui ! Depuis deux ans, ils nous hantent, associés pour toujours à nos angoisses, à nos deuils, à nos fiertés ; — et le monde entier les a répétés presque chaque jour. Grave impression quand, à la croisée d’un chemin, à Suippes, à Saint-Hilaire, par exemple, le vieux poteau indicateur tournait sa flèche vers Perthes ou vers Tahure. On regardait la route qui ne servait jadis qu’à des routiers ou des paysans champenois, portant dans leurs carrioles leurs poules aux marchés — la route blanche que ne suivent plus aujourd’hui que des colonnes silencieuses de soldats. Au sortir de l’Argonne, une de ces flèches indiquait la direction de Vouziera, le pays d’ancêtres dont je revois les portraits : graves messieurs en habits prune, dames si françaises en robes roses à paniers, serrant toutes, d’un même geste, avec le même sourire, une rose sur leur cœur.

Combien nous en avons coupé de ces grandes chaussées allongées vers le Nord, et dont on savait qu’elles n’aboutissaient plus !

De lieue en lieue, un soldat surgissait au travers du chemin, le barrant de son fusil. Il fallait montrer des permis, un certain papier rose qu’un brigadier examinait très attentivement.

Il pleuvait, et le deuxième jour, pendant des heures de suite, ce fut cette pluie raide et massive d’orage que sa violence épuise, d’habitude, en quelques minutes. Impossible, nous dit-on, d’aller jusqu’aux tranchées : la craie de Champagne se délayait sous ce déluge ; dans les fossés, l’eau blanche devait monter jusqu’aux genoux. Nos soldats y étaient, pourtant, collés à cette craie, indifférens à tout, sauf aux possibles mouvemens de l’ennemi, lui barrant le reste de la France, obstinés toujours à le refouler. On regardait au loin ; de leur côté, rien n’apparaissait. Ce monde inanimé fondait dans une vapeur d’eau, sous les obliques rideaux gris.

On regardait tout de même. Quelque part, tout près dans ce pays fantôme, dans cette apparente solitude, commençaient les étendues reprises à l’ennemi. Le malin du 25 septembre 1915, par un jour presque aussi voilé que celui-ci, sur un front de vingt-sept kilomètres, trois cent mille Français surgirent de cette plaine, qui, jusqu’à cetto suprême minute, semblait peut-être