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et personne pour donner la main. Y avait du Boche crevé. Plus de quinze jours qu’ils étaient là ! On avait mal au cœur ! Et pas moyen d’aller les enterrer : les autres tiraient sitôt qu’on approchait. Alors fallait bien que quelqu’un se propose pour aller mettre du camphre dessus, la nuit. Ah ! j’ai pas été vite ! J’aurais pu compter les cailloux. Au moindre bruit !… L’endroit était repéré. Enfin, j’avais envoyé un sac plein avec moi ; j’ai tout mis. Oui, bien sûr ! du camphre : on en a exprès pour ça, et puis pour se mettre dans le nez comme du tabac. Après ça, on pouvait respirer. Le cap’taine qui voulait me proposer pour passer sous-officier ! Dommage ! Paraît que faut savoir écrire ! Mais ça, vous savez bien, c’était seulement une corvée de propreté ! »

Il le croyait vraiment. Il avait été ramper de nuit sur ces corps, sous les fusils braqués, comme il eût été patiemment nettoyer de poisson pourri la cale d’un chalutier. Il y eut une certaine histoire de combat à coups de crosse et puis de corps à corps… Les yeux qui avaient vu ces horreurs, vu tant d’hommes mourir, gardaient toute leur innocence, toute leur limpidité bleue. Celui-là, au fond, n’avait pas changé. Il était resté marin et Breton : la résistance aux influences nouvelles, c’est le trait propre à sa vieille race.

Le commandant de ce poste nous fit ses adieux à la française. Du chablis et, le verre à la main, un petit discours. Ah ! le merveilleux orateur ! Mince, droit, tendu, il vibrait comme un bel instrument. Avec quelle brève énergie il dit sa confiance et la volonté des hommes ! Quels accens il trouva pour saluer nos Alliés, proclamer la cause et l’idéal communs ! Les Anglais étaient électrisés.


Nous arrivions à la limite d’un quartier de l’Argonne, à l’extrémité du plateau qui domine la vallée de la B… Au bord de cette arête, un balcon que rien, semble-t-il, ne masquait, permettait de surveiller librement la position ennemie de l’autre côté de la vallée. Le général, après nous avoir répété qu’il serait dangereux pour chacun d’y rester plus de deux minutes, s’y était installé pour nous y recevoir tour à tour et nous expliquer la partie qui se joue là depuis si longtemps. Voici à peu près ce que nous avions sous les yeux. En face, la forêt, qui remontait d’une longue pente. Verte et riche forêt de juin, depuis