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Car, en premier lieu, aucune autre période de leur histoire n’avait de quoi montrer à ses lecteurs un royaume, — ou, plus exactement, une république, — plus vaste et d’une plus haute importance politique. Que l’on regarde, à la fin des traductions françaises du Déluge et de Messire Wolodyowski, la carte des régions qui dépendaient alors du sceptre polonais ! L’Esthonie, la Livonie, la Courlande et la Warmie et la Prusse Royale, et puis encore la Ruthénie du Sud et de l’Est, et l’Ukraine, et l’immense plaine boisée des bords du Dnieper, tout cela s’était ajouté, par degrés, au grand corps homogène constitué jadis par la fusion fraternelle de la Lithuanie et de la Pologne. Impossible aujourd’hui encore, pour un lecteur qui a conscience de porter dans ses veines du sang polonais, impossible de jeter les yeux sur cette carte sans éprouver comme un frisson d’orgueil ; et combien un tel sentiment irrésistible a dû se renforcer, au cœur des Polonais d’il y a, trente ans, lorsque le jeune poète de la Trilogie les a, si je puis dire, obligés à se pénétrer plus profondément de la grandeur passée de leur patrie, en dressant devant eux des héros polonais originaires de ces lointaines provinces de la République, des Samogitiens et des Esthoniens, des gentilshommes venus de Smolensk, d’Oczakow, ou de Thorn pour combattre le Brandebourgeois félon ou l’implacable Turc aux côtés d’un Potocki et d’un Sapieha !

Mais il y a plus. C’est, je crois, Sainte-Beuve qui insinuait malicieusement contre Balzac que ce dernier avait placé à dessein l’action de ses récits dans une foule de sous-préfectures des quatre coins de la France, de manière à s’y procurer un surcroît d’acheteurs. Inutile d’ajouter que nulle préoccupation de cet ordre n’a dirigé Sienkiewicz, — non plus, au reste, que Balzac lui-même, — dans le choix des lieux où nous voyons se produire les diverses aventures de ses personnages ; et pourtant j’ai l’idée que ce choix était prémédité, avec l’intention secrète d’attacher ainsi davantage le lecteur polonais au spectacle de la grandeur passée de sa race, en situant tel ou tel des exploits de celle-ci dans des lieux qui lui étaient d’avance familiers. Le fait est qu’il n’y a peut-être pas un recoin des anciennes régions de la Pologne et de la Lithuanie qui ne serve de théâtre à l’un des innombrables incidens de la Trilogie. Ici, dans une pauvre bourgade wolhynienne dont je me souviens que ma mère y a jadis demeuré, voici que le subtil et joyeux Zagloba m’est montré déjouant quelque nouvelle ruse du Cosaque Bohun ; ailleurs, je découvre messire Wolodyowski s’apprêtant à défendre contre l’invasion turque un village de Podolie dont m’a parlé cent fois ma tante Vincentine. Que