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l’usure des hommes. Mais l’histoire lui avait appris qu’on n’arrête point une société dans sa marche, que s’abstenir est s’isoler. Le flot nous submerge s’il ne nous porte, et le devoir comme l’intérêt est moins de se mettre en travers du courant que d’élever les digues chargées de le contenir et de le diriger.

Ces digues protectrices, ce sont d’abord ces vérités simples, éternelles, ces lois morales qui doivent régler la vie de l’individu comme la vie d’un peuple : travail, discipline, sacrifice, en un mot, l’ordre dans les esprits, gage de l’ordre dans les institutions. Mais ce sont aussi les libertés publiques, celles de la personne, de la famille, des groupes sociaux, En cela, M. de Vogué fut toujours un libéral ; non un doctrinaire. Sa conviction n’était point une croyance vague, la chimère de ceux qui pensent que la liberté se suffit à elle-même, et en mettent la formule définitive dans l’émancipation de l’individu. Dans son sens large, le libéralisme ne lui paraissait être qu’une forme d’esprit, le respect des personnes, de l’adversaire que l’on combat, des idées que l’on discute. Et dans son sens précis, une forme d’organisation. Un ensemble de forces, de groupes, s’appuyant les uns les autres, se défendant les uns les autres, des garanties individuelles ou collectives, plus encore consacrées par les mœurs et par les faits que par la loi, un pouvoir respecté de tous, mais respectueux lui-même du droit de chacun, tel était le régime qu’il admirait en Angleterre et qu’il eût rêvé pour son pays. Ces libertés sans lesquelles tout pouvoir opprime, toute société se dissout, voilà bien la charte permanente, inviolable, le droit public de la nation qu’il plaçait au-dessus de nos constitutions éphémères. Et que de fois il éleva la voix pour le défendre ! Injustices, violences, attentats légaux contre la conscience ou contre la famille, n’eurent pas d’adversaire plus courageux. L’arbitraire, quel qu’il fût, celui d’une assemblée ou celui d’un homme, lui faisait horreur. Cet esprit de mesure et de justice se retrouvait jusque dans sa religion. Son christianisme, d’une croyance si ferme, d’une soumission si entière, ne confondit jamais l’intolérance avec la foi, ni l’abdication avec le respect.

Ce fut cet idéal très haut qui lui permit de se tenir debout, dans l’abaissement des mœurs publiques ou le stérile remous de nos querelles. Et ce fut aussi, à ce sens aigu des intérêts permanens, que ce grand ouvrier de l’action dut l’unité supérieure de