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puis à la nôtre, donnant à la province, comme à la France, toute une lignée d’hommes de guerre ou d’hommes d’Eglise, d’administrateurs ou d’écrivains, elle eut l’heureuse fortune de durer. Au début du XIXe siècle, la grand’mère du marquis s’était fixée dans le Berry. Son père, soldat comme la plupart de ses ancêtres, s’était signalé, en 1823, à l’expédition d’Espagne, en 1830, à la prise d’Alger. La révolution de Juillet brisa son épée, sans mettre fin à ses services. Il s’était retiré dans ses terres, pour s’y consacrer à l’industrie et à la culture. L’adolescent eut devant lui ces exemples. Il avait fait ses études au lycée Henri-IV. A vingt ans, il entre dans la monde, ambitieux à son tour de se faire par lui-même un nom. Tocqueville, alors ministre des Affaires étrangères, le nomme attaché d’ambassade et l’envoie en Russie. La République libérale se fût-elle fondée, M. de Vogué n’eut peut-être été qu’un diplomate. Le coup d’Etat, qui arrêta net sa carrière, allait faire de lui un savant.

Il était rendu à lui-même, libre, maître, un peu incertain, de son avenir, convaincu du moins que, quelle que fût la voie, il fallait en choisir une. A Pétersbourg s’était déjà éveillée sa vocation. En 1872, elle le conduit à l’école des Chartes et, un an plus tard, sur les grandes routes de l’Orient. C’était alors l’époque des découvertes. Saulcy, Renan, Oppert venaient de déchiffrer les langues de Tyr et de Babylone. Le jeune voyageur part à son tour, traverse l’Allemagne, débarque en Égypte, galope en Judée, en Galilée, jusqu’à Jérusalem. Le voici désormais dans ce domaine où il aimera à se mouvoir, et auquel, jusqu’à la fin, il restera fidèle. Entrer à vingt-trois ans dans le pays du rêve, y rencontrer ces deux grandes enchanteresses, la nature et l’histoire, se livrer à elles, s’instruire à leurs leçons, s’exalter de leur charme, quelle formation ! Qu’avide d’émotions, tout imprégné encore de romantisme, le pèlerin ait été sensible au merveilleux décor, au ruissellement de la lumière, à l’étendue de ces horizons où l’infini de la pensée va se perdre dans l’infini de l’espace, lui-même nous l’avouera volontiers. Mais plus encore que la nature, l’histoire l’avait conquis. Il s’aperçut alors que ce passé se déroberait toujours à ceux qui n’en connaîtraient pas la langue. Ce premier voyage n’avait guère été qu’une chevauchée de jeunesse en quête d’aventures. M. de Vogué revient en France, s’initie, seul, à la philologie sémitique et repart, en 1862, muni de ce viatique intellectuel.