Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/892

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et c’est là précisément la chose odieuse, cette intention délibérée, incontestable, de détruire sans raison, pour la joie mauvaise de détruire, des monumens qui semblaient être le patrimoine commun de l’humanité. On a pu dire en Autriche, en manière d’excuse, que le projectile qui frappa les Scalzi était destiné à la gare, encore que endommager la gare de Venise soit vraiment une opération sans aucune portée militaire sérieuse. On a pu dire qu’en atteignant San-Pietro in Castello, c’était l’arsenal tout proche qu’on visait. Mais aucun prétexte plausible ne justifie les autres destructions, et c’est ce qui en atteste la préméditation barbare. On a prétendu à Vienne, par une de ces affirmations mensongères que nous connaissons bien, que des mitrailleuses avaient été placées au sommet du Campanile. Il a été démontré que cette allégation était fausse, par le témoignage du consul d’Amérique qui monta, au cours même d’un des bombardemens, au sommet de la tour, et n’y trouva rien. Non. On a visé volontairement et Saint-Marc et le palais des Doges, et les Frari, et l’église des Saints-Jean et Paul (je ne parle même pas des bombes tombées à côté de la Salute, et à trois mètres de l’Académie, et tout près de quelques-uns des plus beaux palais du Grand Canal), parce qu’on voulait, en les frappant, anéantir quelque chose de la beauté et de la gloire de Venise. Dans la Neue Freie Presse du 18 février 1916, on lisait déjà ces paroles, qu’un correspondant de guerre avait recueillies de la bouche d’un des plus actifs, des plus habiles aviateurs autrichiens : « Si une seule bombe est jetée sur Trieste, nous prendrons une revanche, dont Venise surtout aura à se plaindre, ou, pour mieux dire, les ruines de Venise. » C’était la menace exprimée sans détour ; la nuit du 9 août, entre d’autres, a montré de façon éclatante comment on tenta de la réaliser.

De même que les Allemands s’acharnent sur notre cathédrale de Reims, parce que détruire Reims, l’église du Sacre, c’est détruire en quelque manière un glorieux chapitre de notre histoire, ainsi, les Autrichiens s’acharnent sur Saint-Marc, parce que Saint-Marc est le joyau de Venise et comme le symbole de toute sa glorieuse histoire. La même protestation du monde civilisé a flétri les deux attentats, dont le second, par une heureuse fortune, — dont Venise a fait honneur à l’Evangéliste veillant sur son temple d’or, — est demeuré sans effet. Dans un ordre du jour voté le 6 septembre dernier par la