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l’obscurité d’une lumière incertaine, simples points de repère destinés à guider les barques sur le dédale des eaux ; et les petits canaux sont déserts et silencieux comme l’est le Grand Canal. Venise, muette et noire, semble endormie dans le sommeil ou dans la mort ; ou plutôt, c’est une Venise très ancienne qui semble brusquement surgir des lointains du passé, la Venise obscure du moyen âge où, en dehors des grands jours de fête, toute vie extérieure cessait dès que la nuit était tombée. Et quand enfin, passant sous le pont des Soupirs, la gondole débouche dans la lagune, c’est la même impression encore, presque troublante, de vide trop absolu, de trop profond silence. Sous la haute flèche de San Giorgio Maggiore vaguement dessinée dans la nuit, pas un bateau n’est à l’ancre, pas un fanal ne luit ; tout bruit de vie humaine a cessé ; seuls, du côté de la Piazzutta, saint Théodore et le lion ailé qui lui fait face semblent, sur leurs hautes colonnes, prolonger au-dessus de la cité leur garde vigilante et silencieuse ; et sous les rayons de la lune, qui maintenant glisse à travers les nuages accumulés, la lagune aux eaux laiteuses semble, vide, plus immense encore.

Impression singulière, inattendue et forte, à laquelle certains détails ajoutent une angoisse. Au cours de la promenade nocturne, tel palais s’entrevoit, dont en juin dernier une bombe incendiaire a détruit les étages supérieurs, et on vous rappelle en passant qu’il y a deux jours encore, vers six heures et demie, les avions autrichiens, une fois de plus, ont attaqué la ville. Depuis un an et demi, un péril constant, redoutable, est suspendu sur Venise ; et sans doute, la cité des Doges en accepte la menace avec une calme et hère sérénité ; mais à ce danger qui pèse sur elle, elle doit un aspect nouveau et singulier. Plus qu’en toute autre ville d’Italie, la guerre a mis son empreinte sur Venise, et c’est ce qui la fait, à cette heure, si émouvante à la fois et si belle.


Chaque soir, à cinq heures et demie, Venise entre dans la nuit. Les magasins se ferment ou masquent leurs lumières ; les cafés tirent hermétiquement leurs rideaux ; les derniers promeneurs quittent la place Saint-Marc ; l’animation des rues s’éteint. C’est qu’il devient, à cette heure, étrangement difficile de circuler dans Venise. Sur le Grand Canal, les bateaux à vapeur arrêtent au coucher du soleil leur service. Dans les calli vénitiennes,