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quelle signification cela prenait ! Les hommes de France, réunis pour défendre leur terre et marchant à leur ennemi… On voyait à plein chaque jeune visage, le hâle et l’énergie des traits que nulle barbe ne cache (les « poilus » dont parle l’arrière ne portent plus la barbe qui gênerait l’emploi des masques). Quelques casques étaient cabossés, — et ce ne pouvait être que de marques de mitraille, — et les longues capotes semblaient très vieilles et respectables. Mieux que tout, ce bleu fané, délavé par les soleils et les pluies, par les nuits passées au contact de la terre humide, traduisait aux yeux la dure et longue réalité de la guerre.

A intervalles réguliers, des lieutenans, très jeunes, l’épée au clair, marchaient à côté de leur section. On savait que ce n’était pas une parade, que vraiment ces adolescens conduisent, qu’ils sont les premiers à bondir hors de la tranchée et mener l’assaut contre les fils de fer et les mitrailleuses. On pensait à tous ceux que l’on a connus, aimés, qui sont morts en se dévouant ainsi, et qui devaient être, demain, les chefs de file de la France.

Quelques femmes, des jeunes, en noir, regardaient sur le pas de leur porte, et je voyais l’attention passionnée de leurs yeux : l’une d’elles, mince, fixe et toute pâle, les lèvres entrouvertes, avait, dans un geste de ferveur, serré ses mains contre sa poitrine. Elles se taisaient et les hommes passaient, passaient, bouches scellées. Les trompettes parlaient seules, déjà lointaines, disparues au tournant de la rue, et le régiment, sous la forêt ondulante des fusils, continuait de défiler encore. A mesure que s’éloignait la musique, une sorte de silence s’établissait, — un silence que rythmait le battement, sourd et grandissant des pas.

Cinq ou six femmes avec autant de gamins, c’est tout ce que l’on voyait de population ordinaire. Des officiers, sans tourner la tête, s’en allaient à leur service, à leur bureau. Des permissionnaires regardaient des cartes postales à la devanture du marchand de journaux. Le balayeur de la rue, en casque et capote lui aussi, poussait consciencieusement son balai le long du ruisseau. Tout d’un coup, il s’élança, reconnaissant dans un des rangs qui passaient, un camarade, un « pays » peut-être. La fervente poignée de main ! Traînant son balai, pendant quelques secondes, il l’accompagna. Il avait pris le pas de la