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surtout, m’avaient présenté l’exaltante image d’un peuple qu’une seule idée applique à une seule tâche. Trois mille femmes d’un faubourg de Paris, travaillant dans la chaleur de juin, en trois ou quatre salles d’une grande usine de munitions. Jeunes, la plupart, bras nus, pâlies et comme tendues dans la continuité du labeur, elles fabriquaient avec une vitesse, une délicatesse et une régularité incroyables de mouvemens, les outils de mort dont s’armeront leurs hommes contre l’ennemi de leur race. Il est certains momens du visage féminin, sous les magies surtout de la musique, où l’aspect individuel s’abolit presque, où semble paraître, battre et passer, transfigurant la créature, l’immortelle volonté d’une race. Ici, le concert et l’intensité de l’innombrable travail, l’effluve peut-être des énergies unanimes, agissaient à la façon d’une musique. Dans le bruissement de la ruche immense, dans l’unique et constante vibration où se confondaient les vibrations de mille tours, dans les reflets d’acier allumés partout par l’électricité, on voyait la précision et la précipitation des gestes comme menés, tous à la fois, par une seule âme ; on percevait la fièvre contagieuse et quasi somnambulique de la vie collective. On sentait la présence et l’action de la souveraine idée qui se subordonne les individus : l’idée de la France, d’une France toute spirituelle, distincte des vivans qui ne sont que son actuelle matière, puisque tous ses hommes, s’il le faut, mourront afin qu’elle survive, c’est-à-dire afin que dans cent ans, dans cinq cents ans, des millions d’humains dont la substance, comme celle des morts, est éparse aujourd’hui dans sa terre, reçoivent les formes françaises, — afin que leur parole, leur pensée, leurs directions générales de vie soient françaises, — afin qu’une certaine suggestion sociale, celle qui s’entretient par les influences mutuelles des individus et par l’action des pères sur les fils, se transmette aux suites de générations qui ne sont pas encore, c’est-à-dire, en dernière analyse, afin qu’un certain type, qui est le nôtre, continue de se répéter. Voilà le principal impératif, l’idée tout irrationnelle, issue du profond de la nature, qui commande, quelles que soient les entreprises de la pensée individuelle, la vie d’une grande nation et le sacrifice de ses individus. C’est une idée, créatrice de force et de mouvement. Agissant en des âmes humaines, ces âmes dont les corps ne sont que les apparences, elle venait, cette invisible puissance,