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suivent ou les précèdent (suivant que les canons français donnent, ou bien les allemands). Parfois une mitrailleuse jette son intermittente clameur, comme tout à l’heure la nôtre, — mais nous étions trop près pour bien l’entendre. Takkatakkatakka : on dirait de vraies syllabes, une parole étrange, élémentaire, comme d’un prodigieux oiseau de malheur jetant quelque part son bref et précipité discours. Et toujours, devant nous, l’interminable fossé de boue, et par en haut les ramures vertes ou séchées des hêtres et des chênes, la forêt pacifique, où passent ces voix et ces fracas qui étonnent.

Peu à peu, cependant, un changement apparaît. Au milieu des fraîches frondaisons, on avait été surpris de voir tant d’arbres morts. En sortant d’une tranchée, nous découvrons qu’ils sont maintenant les plus nombreux, ces morts, comme si l’hiver s’éternisait dans cette partie du bois. Et puis on comprend qu’ils ne sont pas seulement morts, qu’ils ont été tués. Plusieurs sont rompus, pitoyablement, comme une tige encore verte dont le morceau pend à des fibres tenaces ; d’autres semblent éclatés. Partout des cadavres d’arbres, leurs squelettes, des squelettes mutilés. La cime et la ramure arrachées, il reste une espèce de piquet grisâtre ; et cela est plus sinistre que l’incendie, qui ne détruit pas la forme de l’arbre. Cet immobile ravage, plus général à mesure que nous avançons, voilà donc ce qui correspond aux invisibles tapages qui éclatent ou strident de tous côtés par la forêt. Cela, et toutes ces fosses pleines d’eau jaune, aux endroits où des obus ont frappé la terre. Et aussi, de plus en plus fréquens, les morceaux rouilles de ferraille dont le vol mortel un jour a sifflé.

Lente, progressive dévastation. Depuis deux ans, bientôt, elle n’a pas cessé de se poursuivre. Chaque jour ajoute ses morts dont le nombre, comme celui des croix dans les cimetières du front, dit la longueur de la guerre. Par derrière, la forêt vit encore ; dans le vert demi-jour qui s’enferme entre les fougères et la profonde feuillée suspendue, c’est encore la paix immense et qu’on croirait éternelle, du peuple végétal, le sommeil ancien, élémentaire, que ne semblent pas rompre les tumultes de la canonnade. Ici, les arbres soldats qui défendent et qui meurent. Quelques-uns sont pathétiques comme des héros mutilés. Et vraiment, ils défendent : souvent, derrière un chêne robuste, une mitrailleuse s’abrite dans son trou. Vienne un obus, il