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lointain. Oh ! d’ici, ça se confond aux arbres. Mais ils nous voient. La route est repérée : ils la bombardent assez régulièrement. »

Rien n’apparaît ; il faut un effort pour concevoir que nous arrivons à la limite de la France actuelle et déjà dans le champ de vision de l’ennemi, — qu’à distance une relation s’établit entre lui et nous.

(Elle faillit s’établir trop bien : trois heures après, au retour, à l’instant précis où nous arrivions sous la ruine d’une tour qui surveille un tournant de la vallée, un joli fusant, à cent mètres de hauteur et vingt mètres trop à gauche, nous démontra que le passage des autos était attendu.)


Nous entrons à pied dans les grands bois où, presque tout de suite, une vie nombreuse et muette se révèle. L’orée des bois : de tous temps ce fut le commencement de la solitude. On quittait le monde où l’homme a mis sa marque ; on entrait dans un royaume où, comme aux temps primitifs, rien n’était que la nature, ses calmes végétaux, ses créatures sauvages. Ici, visible, ou plus souvent invisible, la présence humaine se devine partout. Sous le plafond continu des chênes et des hêtres, un nouveau peuple de la forêt a poussé de tous côtés ses boyaux et galeries, fouillant jusqu’à sept mètres sous terre pour y poser en sécurité ses gîtes. Le plus singulier, comme de l’ordinaire faune sylvestre, c’est son allure de secret. On découvre ses traces ; on ne le voit presque pas, ce peuple, on ne l’entend point, car dans la grande paix végétale, la sourde et claire détonation des canons, également invisibles, semble un phénomène indépendant des hommes, tantôt proche et tantôt lointain, mais toujours mystérieux, démoniaque, comme si la forêt était hantée de maléfiques génies. Entre ces fracas soudains qui semblent éclater dans les sous-bois (on dirait même au ras du sol), ce simple monde poursuit sa vie de tous les temps : longs émois et rumeurs des ramures au souffle du vent, gazouillement infini d’oiseaux, approfondissant le silence.

Et voici les nouveaux habitans du lieu : on ne les a pas vus venir, le bleu pâle des uniformes se révélant d’abord comme une fumée d’automne dans l’ombre des arbres ; et sur la feuillée, sur la glaise détrempée, leurs pas ne font pas plus de bruit que