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font pour la première fois le voyage ; ils ne veulent pas se risquer la nuit dans cette forêt si impressionnante. Si seulement on avait quelques torches pour faire des signaux ? Quelqu’un suggère que sir Charles sera peut-être resté dans la baraque de la clairière : cette hypothèse ne rassure qu’à demi ; il est dix heures ; Keeling veut absolument aller au secours de son chef ; il s’est habillé, armé ; mais on entend des appels autour de la maison. C’est le ministre d’Angleterre qui arrive. Avec quelle joie on le voit paraître. On l’entoure affectueusement, l’un lui tend du thé, un autre un bol de bouillon, un autre lui verse un peu d’eau-de-vie ; épuisé, à bout de forces et en proie à une réelle émotion, il prend tout ; vite, il se remet et ranimé, réchauffé, il avoue qu’il s’est cru perdu. Retardé par le verglas, resté seul, ne trouvant plus la piste dans la neige, il avait passé de tristes heures dans la forêt jusqu’au moment où la Providence l’avait fait rencontrer par un Albanais, qui l’avait ramené jusqu’à nous.

Mais il est tard ; les ministres de Russie et d’Angleterre s’allongent avec leurs secrétaires sur la paille, à côté du ministre des Affaires étrangères, de sa femme et de son fils ; tandis que dans la pièce voisine, les ministres d’Italie et de France et leurs cinq compagnons, secrétaire, consuls, drogman, domestique, pêle-mêle, s’étendent côte à côte.

Le réveil fut facile ; à quatre heures du matin, tout le monde était debout. Dans la nuit glaciale, on assiste aux préparatifs du départ ; la mise en marche d’une caravane demande en effet à être surveillée ; chaque charge doit être vérifiée avec soin, si l’on veut diminuer les chances d’accident en cours de route ; mais l’obscurité ralentit l’opération ; une heure, deux heures se passent au milieu des allées et venues, des cris, des disputes de nos Albanais ; enfin, chevaux de selle et bêtes de charge sont prêts ; l’une après l’autre à partir de six heures, les caravanes se mettent en route. La neige est glacée, les chevaux glissent, nous marchons à côté d’eux, et, le jour paraissant, nous voyons peu à peu se dresser devant nous l’immense barrière du Tchakor qu’il va nous falloir franchir.


Auguste Boppe.