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entrent dans la rivière, tirent les chevaux, poussent les voitures. Enfin tout le monde a passé, et on se remet en route.

Les montagnes que nous longeons depuis Detchan sont maintenant couvertes de neige ; devant nous, d’autres sommets neigeux se dressent. Dans l’angle resserré que forment ces deux chaînes de montagnes, Ipek est comme nichée à quelque distance de la coupure qui laisse place à la gorge de la Bistritza d’Ipek dans laquelle notre caravane devra demain s’aventurer.

Toute la ville est sur pied pour nous attendre, et c’est au milieu d’une cohue bariolée d’Albanais, de Turcs, de Monténégrins que nos voitures défilent. Comme à Diakovo la légation de France est logée chez le curé catholique ; nous y retrouvons notre caravane arrivée sans encombre de Prizrend ; elle s’est augmentée du gendarme que les autorités monténégrines ont décidé de donner comme escorte à chacun des ministres alliés. De la cure, dernière maison de la ville, une prairie s’étend jusqu’à l’ancien patriarcat d’Ipek, placé, comme le monastère de Detchan, à l’entrée du défilé.

Célèbre dans l’histoire de la Serbie, le patriarcat d’Ipek a été jusqu’au milieu du XVIIe siècle le refuge des traditions nationales ; les persécutions turques obligèrent alors le patriarche Arsène Tchernojevitch à fuir avec tout son peuple et à accepter l’asile que l’Autriche lui offrait sur les bords du Danube et de la Save. Autour du patriarcat de Karlovvilz, héritier du patriarcat d’Ipek, les Serbes purent longtemps se développer, mais le joug de l’Autrichien leur est devenu aussi odieux que celui du Turc et, par un singulier retour de l’histoire, Ipek voit maintenant revenir, fuyant devant les Austro-Allemands, les descendans de ceux que les Turcs ont chassés.

Les saintes reliques du roi Stéphane « le Premier Couronné » conduisent l’exode. Apportées du monastère de Stoudenitza par quelques popes serbes, elles sont depuis deux jours déposées dans l’église patriarcale à côté des châsses où sont conservés les restes des titulaires du siège d’Ipek. L’archevêque d’Ipek à la garde duquel sont confiés ces précieux souvenirs de l’Eglise serbe ne cache pas les inquiétudes que la situation qui inspire. Les musulmans et les Albanais ont jusqu’ici respecté l’antique demeure patriarcale, ses églises, ses trésors ; les envahisseurs autrichiens et bulgares auront-ils la même tolérance ? Ne voudront-ils pas faire disparaître ces monumens du